C’est
l’unicité de la juridiction qui permet l’uniformité de l’interprétation, et
donc l’élaboration d’une jurisprudence appelée à faire autorité.
En
second lieu, la Cour de cassation ne constitue pas, après les tribunaux et les
cours d’appel, un troisième degré de juridiction.
Elle
est appelée, pour l’essentiel, non à trancher le fond, mais à dire si, en
fonction des faits qui ont été souverainement appréciés dans les décisions qui
lui sont déférées, les règles de droit ont été correctement appliquées.
Elle
est en somme le juge des décisions des juges :
son
rôle est de dire s’ils ont fait une exacte application de la loi au regard des
données de fait, déterminées par eux seuls, de l’affaire qui leur était soumise
et des questions qui leur étaient posées.
Ainsi
chaque recours a-t-il pour objet d’attaquer une décision de justice, à propos
de laquelle la Cour de cassation doit dire, soit qu’il a été fait une bonne
application des règles de droit, soit que l’application en était erronée.
Cette
autorité, non seulement juridique mais aussi morale, a d’ailleurs conduit le
législateur à confier à la Cour d’autres missions, sous diverses formes.
On
peut, par exemple, citer l’instauration d’une procédure d’avis qui, sous
certaines conditions, lui permet d’exercer sa mission unificatrice en
interprétant la loi non plus a posteriori, mais par avance, avant même que les
juges du fond aient statué.
Le
contentieux de la propriété intellectuelle est naturellement par son importance
économique au coeur de la jurisprudence de la Cour de cassation.
le
Comité National Anti Contrefaçon (CNAC) a ainsi évalué le manque à gagner pour
la France chaque année à plus de 6 milliards d’euros
Selon
l’OCDE, le commerce international de la contrefaçon pourrait avoir représenté
au minimum la valeur de 250 milliards de dollars en 2007.
Les saisies douanières dans l’Union européenne dépassent
100 millions d’articles contrefaisants par an depuis 2004.
En
France, les douaniers saisissent chaque année près de 9 millions d’articles de
contrefaçon en 2011 dont environ 30% de produits sont potentiellement dangereux
pour la santé et la sécurité des consommateurs.
Malgré
la multiplication des lois internationales et nationales sur ce thème, le
juge garde un pouvoir important d’appréciation pour exercer pleinement sa
mission de sécurisation et d’unification de l’application de la loi.
Sa complexité
et sa diversité a conduit la Cour suprême à répartir les dossiers dans 3 de ses
6 chambres :
ainsi
la 1ère chambre qui dispose de 28 conseillers et 8 avocats
généraux connaît de tout ce qui a rapport à la propriété littéraire et
artistique,
la
chambre commerciale avec ses 28 conseillers et de ses 6 avocats généraux a
compétence pour contentieux de la propriété industrielle ,
et la
chambre criminelle avec ses 38 conseillers et ses 15 avocats généraux
traite du délit de contrefaçon.
Cette répartition répond
également à la caractéristique du droit français de la propriété intellectuelle
qui est le choix laissé au plaignant de choisir la voie pénale ou la voie
civile
La
voie civile est plus généralement suivie en matière d’atteinte aux droits de
propriété intellectuelle liés aux brevets alors que le pénal est régulièrement
choisi pour les atteintes aux marques et notamment pour les cas de
téléchargements illégaux.
Si
les praticiens spécialisés peuvent tirer parti de la complémentarité des deux
voies
en
fonctions des cas d’espèce, le juge saisi est souvent confronté à la complexe
imbrication de procédures et de normes qui caractérise ce contentieux .
C’est
dire si la mission de la Cour de cassation est essentielle pour servir de
boussole dans cet univers diffus où à la technicité des procédures s’ajoute la
rapidité de la diffusion des contrefaçons et l’ampleur des préjudices
causés.
Quatre
exemples de régulation peuvent illustrer l’impact et la variété de cette jurisprudence
:
en
matière de propriété littéraire et artistique
la première
chambre civile a rendu le 17 mars 2016 une décision (Sony Mobile
Communication) un arrêt appliquant l’article L311-1 du code de la propriété
intellectuelle ainsi que la directive européenne du 22 mai 2001 en rappelant
que les titulaires d’une droit exclusif de reproduction doivent recevoir une
compensation équitable correspondant à leur préjudice lié à l’exception
de copie privée , selon une évaluation qui revient au juge judiciaire
en
matière de marque industrielle
l’arrêt
rendu par la chambre commerciale le 21 juin 2016 a cassé un arrêt rendu
par la cour d’appel de Paris en rappelant les conditions dans lesquelles
le juge doit apprécier le risque de confusion entre deux marques similaires au
sens de l’article L713-3 du code de la propriété intellectuelle
la
cour suprême a estimé qu’il y avait risque de confusion lorsque le signe
contesté est constitué au moyen de la juxtaposition de la dénomination de
l’entreprise du tiers et d’une désignation dotée d’un pouvoir distinctif normal
elle
a ainsi estimé que la confusion devait s’apprécier plus largement sans la
limiter aux seuls cas où la marque antérieure dominait dans le signe la marque
nouvelle.
en
matière de délit de contrefaçon
par
un arrêt du 22 janvier 2014 la chambre criminelle a cassé l’arrêt de la
cour d’appel de Toulouse qui avait déclaré les juridictions françaises
incompétentes pour connaître du litige lié à la commercialisation par des
sociétés britanniques sur différents sites internet accessibles en France ,
d’une oeuvre d’un auteur français , contrefaite en Autriche
la
Cour a considéré , dans la lignée de l’arrêt rendu par la Cour de Justice
de l’Union Européenne le 3 octobre 2013 sur question préjudicielle, que
l’accessibilité dans le ressort de la juridiction saisie d’un site internet
commercialisant le CD argué de contrefaçon est de nature à justifier la
compétence de cette juridiction comme celle du lieu de la matérialisation du
dommage allégué , conformément à l’article 5.3 du règlement européen du 22
décembre 2000.
Enfin
la Cour de cassation exerce un contrôle de constitutionnalité des textes
du code de la propriété intellectuelle:
dans
un arrêt du 9 juillet 2015 la chambre commerciale a refusé de transmettre
une QPC ( question prioritaire de constitutionnalité ) qui contestait les
termes de l’articles 716-14 alinéa 2 du code de ma propriété
intellectuelle lequel prévoit la possibilité d’indemniser par dommages et
intérêts distincts d’une part le préjudice réellement subi du fait de la
contrefaçon d’autre part une somme relative aux droits qui auraient été dus si
le contrefacteur avait demandé l’autorisation d’utilise le droit.
Les
traits communs à ces diverses jurisprudences
tiennent
d’abord à la prise en compte croissante de la mondialisation de l’économie et
du droit de la propriété intellectuelle qui conduit le juge français à
appliquer des normes internationales et européennes et à statuer sur un nombre
de plus en plus important de demandes d’entraide juridique impliquant une
compétence nouvelle sur des droits différents.
A
cette répartition des contentieux au sein de la Cour de cassation répond
une
spécialisation des juridictions de fond :
en matière civile depuis la loi du 2 janvier 1968, l’Etat français
renvoie les affaires en matière de brevets d’invention uniquement devant des
juridictions spécialisées.
le décret n°2009-1205 du 9 octobre 2009, entré
en vigueur le 1er novembre 2009, stipule que les contentieux en matière de
brevets d’invention sont désormais de la compétence exclusive du tribunal de
grande instance (TGI) et de la cour d’appel (CA) de Paris. (article D631-2
CPI).
Pour les autres droits de propriété intellectuelle (marques,
dessins & modèles, droit d’auteur), dix juridictions sont compétentes, à
savoir le TGI de Bordeaux, Lille (CA de Douai en appel), Lyon, Marseille (CA
d’Aix en Provence en appel), Nancy, Nanterre (CA de Versailles en appel),
Paris, Rennes et Fort-de-France.
En matière pénale la spécialisation est prévue dans le cas des réseaux
de contrefaçon relevant de la criminalité organisée par application de la loi
du 9 mars 2004 portant adaptation de la justice aux évolutions de la
criminalité
les juridictions interrégionales spécialisées (JIRS) regroupent
des magistrats du parquet et de l’instruction possédant une expérience en
matière de lutte contre la criminalité organisée et la délinquance financière
dans des affaires présentant une grande complexité.
la contrefaçon de marques en bande organisée
qui cible l’action des groupes criminels transnationaux est ainsi explicitement
visée .
La loi a donné une compétence territoriale
étendue, interrégionale, à 8
juridictions implantées, eu égard à l'importance des contentieux
traités et aux aspects liés à la coopération transnationale, à Paris, Lyon, Marseille, Lille,
Rennes, Bordeaux, Nancy et Fort de France.
Spécialisés dans ces matières techniques, les magistrats sont
déchargés des dossiers plus simples et bénéficient du soutien d'assistants
spécialisés (douane, impôts…) Les JIRS bénéficient de dispositifs novateurs en matière d'enquête
(infiltrations, sonorisations, équipes communes d'enquête entre plusieurs
pays).
les perspectives
le survol de la jurisprudence de la Cour de cassation montre
l’importance de son rôle dans la prise en compte des normes internationales où
elle veille à assurer len respect par les juges du fond de ces normes
supranationales
l’actualité en la matière peut être aujourd’hui
illustrée par trois exemples touchant à la propriété intellectuelle dont
la Cour de cassation ne va pas manquer d’être saisie:
la mise en oeuvre du “paquet marques” résultant de deux
directives européennes de 2012 et 2013 prévoyant la création d’un brevet
européen unifié.
La loi du 3 juin 2016 renforçant la lutte contre le terrorisme et
son financement met en exergue l’utilisation de la contrefaçon par la plupart
des groupes terroristes ,son application ne manquera pas de créer un
contentieux spécifique sous le contrôle de la Cour de cassation.
Enfin le projet de loi sur la République numérique actuellement
débattu au Parlement sera l’occasion, une fois adopté, de renouveler les
contentieux relatifs aux responsabilités des différents acteurs et utilisateurs
de l’Internet devenu le champ privilégié des atteintes les plus graves à
la propriété intellectuelle.
C’est dire si l’avenir de la jurisprudence en matière de propriété
intellectuelle s’annonce abondant et stratégique,
A coup sûr il conviendra pour en suivre utilement les leçons
d’appliquer la formule fameuse de Deng Xiaoping :
“Nous traversons la rivière en nous
appuyant sur les pierres, à tâtons.”