Note
complémentaire
relative
à la notion d’imprévision
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L’article 1195 nouveau du Code civil issu de l’ordonnance du 10
février 2016 introduit en droit français la notion d’imprévision. Ainsi, la
modification du contexte économique dans lequel s’inscrit un contrat peut
conduire à une modification de ce dernier.
Il s’agit d’un bouleversement important car le droit français
avait toujours refusé toute possibilité de révision judiciaire du contrat,
considéré comme « la chose des parties ». Cette position a été fixée
par le célèbre arrêt du Canal de Crapone (Civ. 6 mars 1876).
Les nouveaux textes posent un grand nombre de questions. Le
rédacteur d’acte devra attirer l’attention des parties sur ce mécanisme, afin
qu’elles prennent les dispositions nécessaires.
En premier lieu, et avant même d’envisager les effets de
l’imprévision (II), il importe de comprendre les hypothèses auxquelles elle se
rapporte (I).
I — Les hypothèses concernées
L’art. 1195 al. 1er évoque « un changement de
circonstances imprévisible lors de la conclusion du contrat (qui) rend
l'exécution excessivement onéreuse pour une partie qui n'avait pas accepté d'en
assumer le risque ».
La formule est très large :
—Le changement de circonstance : On relèvera en particulier
qu’il est fait référence à un changement et non à un bouleversement. Il
n’est pas exigé une modification rapide ou brutale. Le changement est un terme
plutôt neutre. De même, le texte cite les « circonstances » ce qui
est très général. Il n’est pas fait référence à un élément précis. N’importe
quel élément de fait peut donc entraîner l’application de l’article 1195. On
pense en particulier à la hausse ou à la baisse du cours d’une matière
première, ou encore à un changement législatif. En revanche, les choix opérés
par les parties elles-mêmes (ex. modification de l’activité, changement de siège
d’une entreprise) ne semblent pas concernés par cette notion. Il faut, en
d’autres termes, que l’élément modifié soit extérieur aux contractants.
—L’onérosité excessive : Il faut en outre que le changement
de circonstance rende l’exécution « excessivement onéreuse ». Il
n’est donc pas nécessaire que l’exécution soit impossible. Cependant, il
faut que l’onérosité soit excessive, et non simplement qu’elle soit
accrue. Il est donc possible que le changement de circonstance modifie
l’équilibre du contrat assez fortement sans être considérée comme un
« excès ».
—L’imprévisibilité : Il faut encore que ce changement soit
« imprévisible ». Quel sens reconnaître à ce mot ? Tout
d’abord, le texte indique que l’imprévisibilité s’apprécie au jour de formation
du contrat. Cela paraît en soit évident mais pose d’emblée une question en cas
de tacite reconduction : faut-il apprécier l’imprévisibilité au jour de la
première conclusion du contrat, ou au jour de sa reconduction ? Si l’on
considère qu’en continuant l’exécution du contrat arrivé à terme les parties
expriment un nouveau consentement, mais de manière tacite, alors il faudrait
prendre en compte la date de reconduction. En outre, qu’entend-on par
« imprévisible » ? A la rigueur, tout est prévisible (ex. guerre,
attentats, suppression de l’euro, flambée ou effondrement des cours de
l’immobilier, etc.). Sans doute ici pourra-t-on se référer à une autre notion
qui implique l’idée d’imprévisibilité : la force majeure. Le parallèle
avec l’imprévision est au fond assez naturel. L’imprévision n’est-t-elle pas en
quelque sorte un « diminutif » de la force majeure ? Un changement
non anticipé perturbe l’exécution : si cette dernière devient impossible, il y
a force majeure ; si elle est simplement rendue plus onéreuse, il y a
imprévision. Ce rapprochement permet d’exploiter utilement l’abondante
jurisprudence relative à la force majeure. Les juges s’attachent à une
imprévisibilité « raisonnable ». Il est tenu compte des critères
d’anormalité, de soudaineté et de rareté. Ainsi, un tremblement de terre à
Paris est, dans l’absolu, prévisible, mais il est probable qu’il soit, au sens
de l’article 1195 considéré comme un évènement imprévisible. Sont
prévisibles « les faits qu’un homme avisé aurait dû prévoir » (Fr.
Terré, Ph. Simler et Y. Lequette, Les obligations, 10e éd., 2009, n° 581).
Possibilité d’aménagement conventionnel ? Il
convient, pour terminer sur les conditions d’application de l’article 1195, de
relever que ce texte évoque le cas où l’une des parties accepte d’assumer le
risque d’un changement. Il est ainsi possible, par exemple, de stipuler que
l’une des parties prend à sa charge la variation de tel ou tel élément (ex.
prix d’une matière première, taux d’intérêt, etc.). Le rédacteur d’acte devra
porter une attention particulière à ce point.
Cela pose en retour deux questions. D’abord, est-il possible de
stipuler une clause générale par laquelle un contractant prendrait à sa charge
« tout changement de circonstance quel qu’il soit » ? Ensuite, une
clause de prise en charge d’un changement de circonstance, même circonscrit,
pourra-t-elle tomber sous le coup de la prohibition des clauses abusives (art.
1171) ? Il faudrait pour cela qu’elle soit considérée comme créant un
« déséquilibre significatif » entre les droits et obligations nés du
contrat.
II — Les conséquences de l’imprévision
L’article 1195 nouveau prévoit un mécanisme en deux temps.
—Premier temps (simple renégociation du contrat) : D’abord,
le premier effet du changement de circonstance, en lui-même, est des plus
réduits. Il permet seulement à la partie au détriment de laquelle le changement
s’opère de « demander une renégociation du contrat à son
cocontractant ».
Il est précisé que, durant cette renégociation, le contrat
continue de s’exécuter à ses conditions initiales. Cela est logique : pour le
moment le contrat n’est pas remis en cause ; il a valablement été conclu et
tient lieu de loi aux parties.
— Second temps (intervention du juge) : En réalité, c’est
le second temps du mécanisme qui compte réellement. Si l’autre partie refuse de
renégocier, ou que la renégociation échoue, le juge entre en scène.
Remarque
pratique : le contractant qui ne subit pas les effets néfastes du
changement de circonstance n’aura pas intérêt à renégocier. En effet, bien
souvent, il y aura une difficulté sur le point même de savoir si les parties se
trouvent réellement dans les conditions de l’article 1195. Or, en renégociant
le contrat à la demande de l’autre partie, le contractant avouera tacitement
qu’il y a bien un changement de circonstance constitutif d’une imprévision. Si
ensuite la négociation échoue et que l’autre partie saisit le juge, il sera
difficile de plaider qu’il n’y a pas imprévision.
Lorsqu’il sera saisi, quels sont les pouvoirs du juge ? Il y a
deux hypothèses.
—Révision demandée par les deux parties : La première est
celle dans laquelle les parties vont « demander d'un commun accord
au juge de procéder à son adaptation » (art. 1195, al. 2). Dans ce cas, le
pouvoir de révision vient des parties, et non de la loi.
Cette hypothèse sera sans doute rare, car la partie à qui profite
le changement de circonstance n’a pas intérêt à donner un tel pouvoir au juge.
On peut d’ailleurs se demander si le juge a toute latitude pour modifier ce
qu’il veut (ex : délai de paiement, prix, qualité de la marchandise, conditions
de garanties, etc.), ou si les parties peuvent lui imposer une mission plus
restreinte (ex : fixer un prix qui lui semble juste entre celui que propose
chacun des contractants).
—Révision sans accord des parties : La seconde hypothèse
est celle d’une révision judiciaire sans accord des parties. L’article
1195, al. 2, poursuit ainsi : « A défaut
d'accord dans un délai raisonnable, le juge peut, à la demande d'une partie,
réviser le contrat ou y mettre fin, à la date et aux conditions qu'il
fixe. »
La partie qui souffre du changement de circonstance pourra imposer
le pouvoir de révision du juge. Ici, ce pouvoir découle de la loi, et non de la
convention des parties. Il est donc clairement fait exception au principe de
force obligatoire des conventions (rappr. art. 1193 : « Les contrats ne
peuvent être modifiés ou révoqués
que du consentement mutuel des parties, ou pour les causes que la loi
autorise. »).
Ici se posera la question de savoir si le contractant qui saisit
le juge pourra limiter les pouvoirs de ce dernier. Peut-il demander qu’il soit
mis fin au contrat, mais sans que celui-ci puisse être modifié ? Et peut-il
demander à ce qu’il ne soit modifié que sur un point précis, ou d’une manière
particulière ?
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En définitive, ce nouvel article 1195 pose bien des difficultés.
Il est très difficile de savoir la façon dont ce texte sera appliqué
concrètement par les juges. Il est possible qu’en pratique, les choses se
passent de la manière suivante : une partie demande la renégociation ; l’autre
refuse pour ne pas avouer qu’il y a imprévision au sens de la loi ; le
contractant ayant sollicité la renégociation saisit alors le juge d’une demande
de modification ; en cours d’instance le juge se dit prêt à modifier le contrat
; à ce moment les parties, sous pression, parviennent à un accord. Si tel est
le cas, le pouvoir conféré au juge de modifier le contrat servira avant tout de
repoussoir. Il incitera les parties à renégocier afin d’adapter elles-mêmes le
contrat.
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