« Le titulaire du droit de propriété jouit conformément à la loi des droits de possession, d’usage, de fruits et de disposition sur ses propres immeubles ou meubles » : c’est en ces termes (art.39) que s’ouvre le Livre II, intitulé Droit de propriété, de la loi du 16 mars 2007 sur les Droits réels de la République Populaire de Chine. La formulation est familière au juriste français qui y retrouve la trilogie usus, fructus, abusus inspirée du dominium romain, mais sans la référence à l’exclusivisme ou à l’absolutisme au cœur de notre article 544 du Code civil. Cette absence ne gênera guère, de leur côté, les juristes anglais qui connaissent des fragments de propriété qui s’exercent sur un même bien ou se succèdent dans le temps sur une même chose. Quant à nos hôtes chinois, ils peuvent témoigner d’une coexistence pacifique entre plusieurs propriétés : propriété de l’Etat, propriété collective et propriété privée, cette dernière ayant fait l’objet d’une consécration plus affirmée avec l’article 13 de la Constitution de mars 2004. On est alors loin du caractère presque surnaturel reconnu à la terre par les droits africains, terre coutumière non susceptible d’appropriation privée. Au demeurant, les besoins ici satisfaits par le droit peuvent l’être ailleurs par d’autres ordres normatifs. L’on songe, dans une certaine mesure, aux relations entre propriétaires et fermiers au sein de la vie traditionnelle dans d’autres pays asiatiques.
C’est dire que dans l’espace, il n’y a pas de notion universelle de la propriété : Il n’existe pas de modèle juridique unique. Il y a toutefois un sens permanent de la propriété dans toutes les civilisations car la diversité des modèles juridiques de la propriété correspond à ce lien intime entre la propriété et le système social et juridique dans lequel on l’examine. Aussi bien observe-t-on une évolution caractérisée par une double orientation. La propriété est une valeur à protéger parce qu’elle est un instrument privilégié du développement économique.
Droit privé, individuel ou collectif, la propriété est protégée comme une valeur économique. En 1804, la propriété a été conçue comme un droit individuel fondamental, comme une liberté et la déclaration des droits de l’homme précise « comme un droit inviolable et sacré ». C’est la conception que le Code civil a principalement en vue et qui satisfait la tendance naturelle à l’appropriation individuelle : en quelque sorte le droit commun de la propriété. Droit protégé compte tenu de l’importance économique de la propriété immobilière dont il faut immédiatement relever la diversité aujourd’hui : propriété urbaine, rurale, propriété des sites industriels. Droit individuel certes mais comportant nécessairement des restrictions visant à promouvoir les droits individuels d’autrui : organisation des rapports de voisinage avec les servitudes légales dans le Code civil, puis théorie jurisprudentielle des troubles anormaux de voisinage au XIXè siècle, enfin, à l’heure actuelle, droit de l’environnement qui sanctionne par la responsabilité l’auteur des nuisances.
Droit individuel, la propriété est aussi un droit collectif. Celui par exemple des coopératives ou des producteurs agricoles ici même. Le Code civil, quant à lui, avait raisonné, pour l’essentiel, sur une situation immobilière simple : un immeuble sur un terrain. Mais, depuis le Code civil, se sont développées en France des situations d’appropriation concurrentes complexes qui peuvent s’imposer parfois en raison de la nature des choses : mitoyenneté, copropriété des immeubles bâtis, ensembles immobiliers, copropriété des valeurs mobilières dans un fonds commun de placement. Autant de limitation des prérogatives de la propriété ne serait-ce qu’en raison de la discipline commune qu’il faut respecter. Emergent alors de nouvelles formes de droits collectifs à partir du droit individuel d’exercice du droit collectif de propriété.
Qu’il soit individuel ou collectif, le droit de propriété n’en est pas moins limité par sa fonction sociale. On ne peut nier que la propriété soit devenu le domaine habituel d’intervention de la puissance publique .Toutefois, ce qui caractérise l’évolution actuelle, me semble-t-il, c’est la diversification des atteintes subies par la propriété au nom de l’intérêt général. C’est en premier lieu l’intérêt de la collectivité que l’Etat doit faire respecter. D’où la mise en oeuvre des techniques de l’expropriation d’utilité publique moyennant une juste et préalable indemnité et de la préemption pour assurer les besoins de l’Etat et des collectivités publiques qui peuvent vouloir avoir à leur disposition terrains et immeubles. En second lieu, les atteintes visent à faire respecter un ordre public jugé supérieur : c’est alors le contenu même du droit de propriété qui se trouve modulé. Droit de l’environnement, droit de l’urbanisme, droit rural conduisent à une forme de devoir d’ingérence de l’Etat et des personnes publiques dans la gestion des immeubles privés. Enfin, la fonction sociale justifie l’arbitrage entre des intérêts privés au nom de l’intérêt général. Ainsi, baux d’habitation, baux ruraux et baux commerciaux sont marqués par des déséquilibres contractuels voulus par le législateur et, en réalité, toile de fond de la plupart des modes d’exploitation et de transmission des biens immobiliers.
Cette analyse ne doit pas pour autant occulter l’équilibre satisfaisant auquel est parvenu le droit français : des limitations ne peuvent être admises que dans la seule mesure où le droit de propriété n’en est pas dénaturé. Ni exclusivité absolue du droit de propriété ni limitation excessive. La jurisprudence tant nationale que conventionnelle veille à la proportionnalité des restrictions aux objectifs poursuivis et l’efficacité de l’intervention de la puissance publique trouve une limite de fait puisque la valeur des biens, notamment immobiliers, ne cesse de progresser ce qui marque que le propriétaire n’est pas dépossédé des attributs essentiels.
Instrument privilégié de développement économique, le droit commun de la propriété se conjugue avec d’autres types, des propriétés spéciales pourrait-on dire. De nombreuses circonstances peuvent à première vue rendre spécial le droit de propriété. Son objet : la propriété d’un bien incorporel ne s’exerce pas de la même manière sur celle d’un bien corporel. La propriété d’un immeuble n’est pas la même que celle d’un meuble corporel. Son titulaire : à la propriété des personnes physiques s’oppose celle des personnes morales, et parmi celles-ci celles de droit public ou de droit privé. Propriété conditionnelle, propriété apparente. Mais dans tous ces cas les prérogatives du propriétaire sont pour l’essentiel identiques, même si l’exercice concret du droit de propriété est différent. En revanche, dans d’autres hypothèses, propriétés collectives propriété fiduciaires offrent un nouveau modèle. En effet, cette diversification de la propriété comme moteur de développement économique s’accompagne d’une affectation de la propriété au financement de l’économie.
La diversification des biens, objet de la propriété, est, aujourd’hui, protégée et sécurisée : valeurs mobilières dématérialisées, universalités telles que fonds de commerce ou portefeuilles de valeurs mobilières, biens liés aux nouvelles technologies- logiciels, secret commercial, l’entreprise. Tous ces biens se caractérisent par une exclusivité appliquée à des valeurs économiques. Il y a ici un objet de propriété sur ces biens incorporels. C’est toujours de la propriété mais elle présente des particularités. Aussi bien, au-delà de la théorie générale de la propriété, émergent de différents droits spéciaux de la propriété dont la propriété immobilière n’est en réalité qu’un élément parmi d’autres. Propriétés incorporelles, propriétés intellectuelles, autant de biens nouveaux à valeur économique.
Diversification des biens mais aussi diversification des droits issus de la propriété. On note ici une sorte de décomposition du droit de propriété sous toutes ses formes permettant une valorisation économique des biens. Démembrement à travers ses prérogatives juridiques : usufruit, nue-propriété…Dissociation physique : dissociation de la propriété droits de tréfonds et droits de superficie, propriété spatio-temporelle.
Instrument privilégie du développement économique, la propriété est également affectée au financement de l’économie. Que l’on songe à la propriété conservée à titre de garantie par son propriétaire ou à la propriété cédée par le débiteur, -propriété-sûreté, transfert fiduciaire, clause de réserve de propriété -autant de manifestations d’une souplesse inconnue en matière immobilière. On relèvera qu’avec la loi du 19 février 2007, le concept de fiducie est entré, certes timidement, en droit français : le droit de propriété ou plutôt les pouvoirs qu’il comporte peuvent être affectés temporairement à un but déterminé. La propriété peut alors être mise au service d’intérêts différents de ceux du propriétaire. La fiducie consiste donc à faire de la propriété un simple instrument au service d’une finalité particulière.
Il est difficile de conclure tant est permanente la vitalité du droit de propriété qui s’est mis au service de l’activité économique sans pour autant méconnaître les différents aspects de l’intérêt général. Gageons que le droit chinois saura trouver cet équilibre entre les droits des propriétaires et ceux de la collectivité, équilibre fragile et délicat sur lequel doivent veiller le législateur, le juge et les professionnels du droit.