Depuis quelques années, certains Etats d’Amérique du Nord connaissent un nouveau notaire dont le statut et les fonctions le rapprocheraient des notaires des pays de droit romano-germanique. Après un rappel historique fort utile, l’auteur expose ce phénomène qui pourrait changer l’équilibre entre les systèmes juridiques mondiaux.
Un récent rapport du Conseil d’Etat sur l’influence internationale du droit français analyse les « évolutions complexes auxquelles on assiste dans le domaine du droit » et conclut notamment que « l’idée d’un monde divisé par l’affrontement de deux systèmes ou familles, le droit romano-germanique d’un côté, la common law de l’autre, pour contenir une part de réalité, reste trop schématique ». Les rédacteurs de ce rapport constatent la perte d’influence de notre droit, ce qui ne surprendra pas les professionnels du monde juridique français. Droit et Economie ont toujours été intimement liés, le droit régissant les relations des acteurs du monde économique, mais le droit n’est pas le vassal de l’économie lorsqu’il règle la filiation, la capacité, le mariage, les libéralités et successions...
1. Trois principaux systèmes juridiques
Depuis la fin de l’empire soviétique et la disparition du régime juridique de type « socialiste », trois grands systèmes juridiques se partagent le monde : la « common law » des pays de langue anglaise, les droits religieux (islamiste et hébraïque) et le droit romano-germanique du continent européen et de ses anciennes colonies.
Les droits anglo-saxon et romano germanique ont en commun de reposer « sur les principes moraux du christianisme, sur les principes politiques et sociaux de la démocratie libérale, et sur une structure économique capitaliste » ainsi que l’exprime M. René David dans son Traité élémentaire de droit comparé, et comme ce sont les droits des pays les plus riches, ils sont aujourd’hui les plus répandus géographiquement, présents sur les cinq continents. Ils le sont aussi parce que, historiquement, ce sont les droits des pays anciennement colonisateurs. On a coutume de les opposer, et les raisons pour le faire existent sans aucun doute : à l’individualisme du droit anglo-saxon s’oppose le privilège accordé à l’intérêt collectif par le droit civil ; au rôle essentiel de la loi en droit civil, s’oppose la prépondérance des décisions judiciaires en droit anglais.
Le monde juridique moderne se caractérise par la territorialité des lois. La loi est le même pour tous ceux qui vivent sur un même territoire. La libre circulation des biens et des personnes à l’intérieur de l’Union européenne en consacrant l’émergence d’un droit communautaire, applicable à l’ensemble des habitants de l’Union, ne remet pas en cause e principe. Un Etat fédéral, comme la Confédération helvétique, aux influences multiples : alémanique, française ou italienne, possède un Code civil régissant pour l’ensemble des cantons les droits et obligations de leurs habitants. En revanche, l’arrivée de populations immigrées, avec leurs règles juridiques différentes, vient nuancer l’affirmation initiale. Un conflit apparaît à la lecture de certains faits divers entre leur système juridique et le nôtre. Mais, surtout, les échanges économiques internationaux nécessitent une adaptation permanente des systèmes juridiques territoriaux. Le crédit et les garanties qui l’accompagnent obligent les débiteurs à adapter leur droit aux exigences de leurs créanciers. Le droit est aussi un moyen de conquête économique.
2. Un instrument de conquête économique
Il ne saurait exister de société organisée, de civilisation, sans un statut commun à tous ses membres, sans un système juridique organisant le droit des personnes et de leurs biens, largement dépendant des mœurs de ceux dont il régit les rapports de droit. L’Histoire démontre que tout conquérant, tout colonisateur éprouve le besoin d’unifier ses conquêtes, en leur imposant son système de droit. C’est ainsi que les légions romaines ont étendu l’influence du droit romain jusqu’aux limites extrêmes de l’Empire. Imposer son droit, c’est le moyen de fédérer les habitants de territoires disparates, l’assurance d’établir un ordre nouveau en effaçant l’ordre ancien. Mais le droit est un être vivant : l’arrivée de nouveaux immigrants ou conquérants, les changements des mœurs vont influencer son évolution. Lorsque les barbares s’installent en Gaule au Ve siècle, leurs mœurs et leurs anciennes coutumes résisteront un temps à l’influence persistante du droit romain, plus élaboré. Chacun vivra d’abord avec son système de droit : les gallo-romains conserveront le Code théodosien de 438, et les barbares leurs coutumes. Chaque individu sera régi par le droit du groupe auquel il appartient (système de la personnalité des lois). D’autres incursions, du nord (Normands) ou du sud (Arabes), imposeront vite la fusion des systèmes juridiques et l’unification du droit applicable aux habitants d’un même territoire. La résistance d’un système de droit aux influences extérieures et aussi un moyen de défense contre les conquérants!
3. Au moment où la Chine...
En ces années 2003 et 2004 où nous allons successivement fêter le bicentenaire de la loi du 16 mars 1803, plus connue dans le Notariat sous le nom de loi de Ventôse, et le Code Civil, au moment où la Chine semble vouloir basculer dans la sphère du droit écrit en édictant pour son milliard trois cent soixante millions d’habitants un Code civil et dont le Notariat doit être admis au sein de l’union internationale du Notariat latin, il est nécessaire de rappeler les différences fondamentales qui séparent common law et droit romano germanique pour mesurer les chances de succès de l’institution aux USA d’une nouvelle catégorie de lawyers dénommés civil law notaires.
Un rappel historique n’est jamais inutile.
A – La common law ou plutôt, devrait-on dire, les common laws
Curieusement la domination romaine, pendant quatre siècles, sur l’Angleterre, n’a pas laissé les mêmes traces qu’en Europe continentale. Il n’y a pas en Angleterre, avant la conquête normande, de droit unifié, mais une multiplicité de droits locaux. Guillaume le Conquérant substitue au règne des tribus celui d’un pouvoir fort et centralisé, une féodalité différente de la nôtre qui proscrit toute inféodation. L’un des moyens de renforcer l’autorité royale consiste à substituer, peu à peu, aux coutumes locales un droit commun à toute l’Angleterre : la Common Law ou Law French qui s’exprime à l’oral en français (langue de la Cour jusqu’à la fin du XVe siècle) et à l’écrit en latin, jusqu’en 1731!
1) L’Angleterre
Alors que les Cours de justice locales appliquent la coutume locale, les Cours royales vont mettre en œuvre la common law. Celle-ci étant un droit de création judiciaire est d’abord un droit procédural : elle privilégie la forme par rapport au fond. Le fonctionnement aléatoire d’une telle justice conduisait les plaideurs insatisfaits à s’en remettre, de plus en plus souvent, au Roi qui seul pouvait empêcher les abus de droit au nom de la conscience et de l’équité. L’accroissement de telles pétitions eut pour conséquence l’apparition – quand la common law se révélait incompétente – de règles d’équité (rules of equity) émanant directement de l’autorité royale. Ainsi, le système juridique anglais présente une structure dualiste, dont l’une des composantes, l’equity se teinte de l’arbitraire royal.
Au XIXe siècle, l’évolution du droit anglais connaît une rupture avec les siècles précédents : une nouvelle source de droit est reconnue : le statute law. Le législateur – dont la légitimité s’est accrue avec la représentation au Parlement, à partir de 1832, des classes populaires – ne se contente plus de réglementer des points de détail, mais pose désormais par la loi des principes juridiques nouveaux que les tribunaux vont devoir respecter.
Au XXe siècle, l’influence du législateur, sans être encore prépondérante dans l’élaboration du droit, ne fait que s’accroître. Mais, surtout, l’entrée de la Grande-Bretagne dans la CEE, avec l’obligation corrélative d’incorporer le droit communautaire au droit anglais va révolutionner le droit anglais. « L’évolution du droit est désormais, en de multiples et importants secteurs, commandée par la législation » observe Mme Camille Jauffret-Spinosi (2) qui ajoute : « Ce phénomène toutefois, relativement récent en Angleterre, n’apparaît pas aux États-Unis comme une nouveauté ».
2) Les colonies anglaises
Les colons anglais, lorsqu’ils s’établissent sur de nouveaux territoires, y apportent leur common law, et les colonies d’Amérique ne dérogent pas à cette règle. Mais, une restriction essentielle est posée : la common law n’y est recevable que dans la mesure où elle est compatible avec les conditions de vie régnant dans ces colonies. Or, cette restriction va devenir prépondérante. Comment, en effet, pourrait-on adapter le droit d’une société féodale à un pays qui ne l’est pas? Les colons d’Amérique voient dans la Loi (celle de la Bible, au premier chef) le recours contre l’arbitraire, là où les Anglais y voient le spectre de la tyrannie. Des codifications sommaires font leur apparition dès 1634, mais dans le même temps, la common law évolue pour devenir un instrument de protection contre l’absolutisme royal et aussi d’unité et de réaction contre les tentatives françaises d’implantations au Canada ou en Louisiane. L’exemple américain démontre, une fois encore, l’importance du système juridique comme moyen d’unifier de nouvelles conquêtes. Dans la période qui s’ouvre en 1776 avec la déclaration d’indépendance jusqu’à la guerre de sécession, une lutte entre les partisans de la codification à la française et ceux de la common law va s’instaurer qui aboutira à la victoire de ces derniers.
3) Comparaison Angleterre en États-Unis
D’un côté, les États-Unis se sont dotés – au contraire de l’Angleterre – d’une loi fondamentale : la Constitution, le droit française ou espagnol en vigueur dans certains États (la Louisiane adopte en 1808 le Code Napoléon, qu’elle conserve encore en partie aujourd’hui), l’amitié avec l’allié français et l’hostilité à l’Angleterre semblent d’abord favoriser la loi écrite ; mais, la langue anglaise et la tradition des premiers peuplements vont assurer à la common law un triomphe relatif : l’influence du droit romano-germanique y reste importante, notamment en droit de la famille.
La différence fondamentale entre le droit anglais et le droit américain est la conséquence de la structure fédérale des États-Unis : le principe est celui de la compétence législative de chacun des États et le Congrès ne peut agir que subsidiairement, lorsque la Constitution l’y autorise. Au surplus, dans les matières mêmes où le gouvernement fédéral a pu agir, les États conservent le pouvoir de compléter la loi fédérale, de l’améliorer, sans pouvoir la contredire. La vie des citoyens dépend plus du droit de leur État que du droit fédéral : organisation des tribunaux, procédures civiles et pénales, droit des personnes (régime matrimonial, divorce, droit successoral...), droit des sociétés, droit fiscal... chaque État établit ses règles – statutes – en respectant la limite suprême qui garantit l’unité des États-Unis : la Constitution de 1787 et ses amendements. Celle-ci conserve toujours un rôle prééminent que la législation interne de chaque État doit respecter.
Malgré cette disparité, une unité existe entre les common law des différents États : en l’absence de précédent judiciaire dans un État, les décisions judiciaires d’un autre permettront au juge de créer le droit dans son État; et, s’il y a contradiction, c’est qu’une décision sera juste et l’autre, pas : à l’avenir, la bonne s’imposera et la mauvaise sera oubliée! Mais, le revirement de jurisprudence devra résulter d’une cour d’un état, et non d’une juridiction fédérale. Car, de rares exceptions, il n’existe pas de federal common law. Les juridictions fédérales doivent se prononcer selon le droit d’un État, elles ne peuvent pas créer un système juridique fédéral distinct.
En réalité, le droit anglais et le droit américain, tous deux à base de common law, vont se développer distinctement l’un de l’autre. Comment pourrait-il en être autrement quand les États-Unis sont une république fédérale et l’Angleterre, une monarchie centralisée? La base, néanmoins, reste essentiellement la même : un droit jurisprudentiel. Les catégories juridiques : equity, torts, bailment, trusts sont les mêmes dans les deux pays. Les règles juridiques posées par le législateur n’y sont réellement reconnues qu’après avoir été pratiquées par les tribunaux. On ne se réfère pas aux textes, mais aux décisions judiciaires qui les ont appliqués. Il s’agit là d’une conception diamétralement opposée à celle du juriste continental européen, pour lequel il n’existe pas de droit sans texte; en common law, en revanche, même si le texte existe, le droit n’est fondé qu’après application jurisprudentielle.
4) Un peu de terminologie
Common law et equity constituent, malgré leur unification au plan judiciaire en 1875 en Grande-Bretagne, des classifications du droit anglo-saxon au même titre que la division droit-public/droit-privé l’est pour des juristes continentaux. La nature des décisions judicaires résultant de ces deux procédures peut être illustrée par les remèdes différents qu’elles apportent à l’inexécution d’un contrat : la common law ne permet au plaignant que l’obtention de dommages-intérêts, tandis que l’equity l’autorise à poursuivre l’exécution forcée du contrat. En common law, chacune des parties doit apporter ses preuves et aucune ne peut contraindre l’autre à produire telle ou telle pièce : le juge n’y est qu’un simple « arbitre ». En revanche, la Chancelier, dans la procédure d’equity peut ordonner à l’une ou l’autre des parties de produire tel ou tel élément de preuve.
5) La loi et la jurisprudence
En schématisant, on pourrait dire que l’opposition entre le droit romano-germanique et le droit anglo-saxon se traduit par la différence résultant de la hiérarchie des normes : loi et jurisprudence. Pour le juriste continental, la loi est souveraine, la jurisprudence n’en constitue que l’application; à l’inverse pour le juriste anglais, la jurisprudence crée le droit, la loi n’en est qu’un accessoire. En fait, cette opposition est plus profonde, car les mêmes mots ne définissent pas les mêmes concepts : vouloir traduire equity par équité serait tout aussi erroné que traduire civil law par droit civil. Nos classifications juridiques traditionnelles : droit public, droit privé, droit civil, droit commercial..., ou les notions d’usufruit ou de personne morale, par exemple, sont ignorées du droit anglo-saxon. De la même façon, les concepts du droit anglais n’ont aucun équivalent dans notre droit, même si une lointaine parenté avec le droit romain nous permet, par exemple, de rapprocher le trust de la fiducie (que la France n’a pas encore adoptée dans son Code civil, au contraire d’autres pays civilistes comme la Suisse ou l’Espagne).
6) L’exemple du trust
Le trust est, sans aucun doute, le concept du droit anglo-saxon, que les juristes continentaux connaissent le mieux, que certains envient à leurs collègues d’outre Manche ou d’Atlantique. La prohibition des pactes sur succession future, héritée dans notre droit du droit romain, justifie encore la résistance de notre législateur à son introduction en France. Cette prohibition que M. Malaurie définit comme « une sentinelle de la République de nature à empêcher le retour à des pratiques de l’ancien droit..., il moralise les règlements successoraux. » (3) L’exemple du trust est certainement le meilleur pour constater la différence, non seulement juridique, mais philosophique des deux systèmes juridiques.
Le trust est une création de l’equity : une personne, le constituant ou settlor, confie à un trustee l’administration d’un patrimoine, dans l’intérêt d’une autre personne bénéficiaire du trust, pour une durée variable, qui peut excéder la vie du constituant. Comme le trustee agit comme un véritable propriétaire sur les biens qui lui ont été confiés, et que le bénéficiaire, le cestui que trust, n’y a aucun droit pendant la durée du trust, comment peut-on obliger le trustee à respecter ses obligations? Historiquement, la common law s’est révélée incapable de corriger les manquements du trustee, le Chancelier s’est, au nom de l’equity, autorisé à sanctionner le trustee indélicat.
Comme le rappellent M. René David et Mme Camille Jauffret-Spinosi (4) la conception romaniste du droit de propriété confère au propriétaire d’un bien trois prérogatives : l’usus (droit de jouir de la chose, en faire usage et l’administrer), le fructus (droit d’en percevoir le revenu) et l’abusus (droit de disposer de la chose, et même de la détruire matériellement). En droit anglo-saxon, le trustee voit ses droits limités par l’acte constitutif du trust et par les règles d’equity : il a, en général, le droit d’accomplir des actes d’administration et de disposition, mais il ne peut jouir de la chose, ni la détruire matériellement...
7) Un seul professionnel du droit, le lawyer
Ces quelques rappels permettent de mieux comprendre les différences fondamentales entre le droit anglo-saxon et le droit des pays dits civilistes. À droits différents, juristes différents... Aux États-Unis, un seul professionnel du droit : le lawyer (les USA compteraient actuellement la moitié en nombre des professionnels du droit du monde entier !), mais avec des casquettes différentes qui recouvrent en réalité des spécialités connues en Europe. Les trial lawyers exercent leurs activités devant les tribunaux pour procéder à la crosse examination, ces interrogatoires et contre-interrogatoires, au cours de ces audiences publiques au spectacle desquelles le cinéma américain nous a habitués. Mais, la plupart pratiquent une activité de juriste non contentieux plus proche de celle des notaires français, rédacteurs de contrat, spécialistes du droit des affaires ou du droit fiscal. Une grosse minorité travaille dans les services publics et spécialement pour le gouvernement fédéral. En revanche le notary public américain n’est pas un juriste, mais un simple certificateur de signatures, à qui aucune compétence particulière n’est réclamée; il lui est même formellement interdit de pratiquer le droit.
B – Le système romano-germanique
Sont ainsi dénommés les droits issus du droit romain et des coutumes germaniques. Le droit français, comme celui de la plupart des pays de l’Europe continentale, en est l’exemple traditionnel. Cependant, pour mieux comprendre son édification au fil des siècles, il est indispensable d’en rappeler les fondements historiques.
Une fois acquis le principe de la territorialité des lois, la France va d’abord connaître deux systèmes juridiques différents : au nord, les coutumes; au sud, le droit romain. La différence en est fondamentale. Le Code justinien est écrit et constitue un droit uniforme pour les pays qui l’ont adopté, alors que les coutumes, d’origine germanique, ne sont pas rédigées et sont aussi nombreuses que les usages locaux « 60 coutumes générales, dont certaines avaient un ressort d’application (détroit) très étendu, comme les coutumes de Bretagne, de Normandie, de Paris, d’Orléans, plus de 700 coutumes locales et un grand nombre d’usage particuliers. » (5)
1) La rédaction des coutumes
Opposition donc, entre un droit écrit, fixé, dans le Midi et un droit non codifié, au nord, qui oblige le plaideur à rapporter la preuve, non seulement du fait juridique, mais également de la règle de droit sur la quelle il se fonde. L’incertitude engendrée par un tel droit, connu des seuls légistes des seigneurs féodaux, conduisit le Tiers État à obtenir de Charles VII, en 1453, la rédaction des coutumes. Un tel travail nécessita plus d’un siècle! Mais son aboutissement permit aux juristes de comparer leurs coutumes pour les amender, les « réformer » dans une deuxième rédaction plus élaborée. Cette réformation était d’autant plus justifiée qu’une fois rédigées, les coutumes avaient perdu ce qui faisait leur avantage, leur souplesse d’évolution, et qu’il fallait donc les adapter aux mœurs de l’époque.
2) Un droit inégalitaire malgré la coutume de Paris
En matière « civile », pendant encore trois siècles, jusqu’à la Révolution française, le droit de notre pays sera marqué par la diversité (droit humain, droit canonique, ordonnances royales...) et par les luttes d’influence entre le pouvoir royal et celui des parlements régionaux. Les parlements, et spécialement celui de Paris, interprétant les coutumes rendaient des arrêts de règlement s’imposant à toutes les juridictions de leur ressort avec la force d’une loi. À la veille de la révolution, la Coutume de Paris sera devenue le droit unifié commun, une « common law » en quelque sorte. Ce droit était marqué par la hiérarchie des personnes et des biens résultant du statut féodal. Sous l’Ancien Régime, les lois émanant de l’autorité royale ne devenaient exécutoires qu’après avoir été enregistrées par les parlements. Ceux-ci ne se privaient pas du droit qu’ils s’étaient arrogés de les refuser ou de n’en accepter qu’une partie : ces lois n’étaient alors applicables que dans le ressort des parlements qui les avaient enregistrées. Au surplus, les parlements – initialement, simples cours de justice – légiféraient, pour leur seul ressort territorial, par le biais des arrêts de règlement précités : ces arrêts ne tranchaient aucun litige, même s’ils revêtaient la forme d’une décision judiciaire. Ainsi, notre droit « civil », à la fin du XVIIIe siècle, apparaît inégalitaire à deux titres, au moins. Il n’est pas le même pour l’ensemble du royaume (tel arrêt de règlement émanant du Parlement de Bretagne ne sera pas appliqué dans le ressort de celui de Toulouse... et inversement) et la loi n’est pas non plus la même selon que l’on appartient à tel ou tel des trois ordres : le droit des nobles n’était pas celui des prêtres, et encore moins celui des vilains...
Ces inégalités de traitement des justiciables furent – parmi tant d’autres – une des causes de la Révolution française.
3) Le Code de 1804
En affirmant les trois principes fondamentaux : « Liberté, Égalité, Fraternité » sur laquelle elle se fondait, la République devait, pour en assurer l’application, faire table rase du droit de la période précédente et mettre en œuvre un droit qui serait celui de tous les Français. Dès 1790, la Constituante donna ordre de rédiger un Code civil, unifié pour tous, mais ce n’est qu’avec Bonaparte en 1800 qu’un tel projet sera réellement mis en chantier. Il ne faudra que cinq mois à la commission constituée de quatre membres : Tronchet, Bigot de Préameneu, Maleville et Portalis pour en établir le premier projet. Les 36 titres du Code seront réunis en 1804 (L. 30 ventôse, an XII) pour former le « Code civil des Français », rebaptisé en 1807 « Code Napoléon », puis après la Restauration, « Code civil », son actuelle dénomination. La sagesse de Napoléon fut de réunir dans sa commission de codification deux juristes de droit coutumier et deux spécialistes du droit romain. Ainsi furent combinés les principes révolutionnaires et les règles de l’ancien droit, du Nord et du Midi, bien que les coutumes, les droit romain et canonique, comme les ordonnances royales aient été expressément abrogés par le nouveau Code.
Si les rédacteurs du Code civil ont su s’inspirer du droit ancien qu’ils abrogeaient, l’influence des principes de la Révolution est déterminante dans leur souci de protéger les libertés individuelles et d’abord le droit de propriété. Le Code affirme aussi le principe de l’autonomie de la volonté dans son article 1134 : « Les conventions légalement formées tiennent lieu de loi à ceux qui les ont faites. » Il consacre, en abolissant le droit d’aînesse, le principe d’égalité entre les héritiers dans le partage des successions, « un des résultats excellents de notre grande Révolution, qui partagera également entre mes enfants mon héritage » comme le rappelle Victor Hugo, dans son testament « fait à Guernesey le 5 mai 1864. »
4) Vers une hybridation?
Nous savons ce qu’il est advenu du Code civil depuis deux siècle, de son influence sur le droit de si nombreux États, de ses évolutions, du recul des principes qu’il affirme au fur et à mesure de l’évolution de nos sociétés et plus récemment de la mondialisation des échanges. Le droit civil et la common law du Royaume-Uni sont d’autant plus appelés à perdre leur identité propre que les parlements des pays de l’Union européenne, comme les juges des pays de l’Union doivent céder le pas à Bruxelles, Strasbourg et Luxembourg...
Certains prédisent une hybridation des deux systèmes, est-ce possible, est-ce souhaitable? Pour ma part, je ne le pense pas, mais répondre plus longuement à cette question justifierait un ouvrage entier, tant les conséquences culturelles, sociales, économique et linguistiques sur nos sociétés seraient importants.
C – Convergences et divergences, le droit de la preuve
Au-delà des divergences qui apparaissent en common law entre les USA d’une part et le Royaume-Uni et ses dominions, d’autre part, entre la souveraineté du parlement de Westminster et celle de la constitution américaine, un lien redoutable les réunit : l’unité de langue. Ce que démontre remarquablement le Professeur Antoine J. Bullier (6) : « Les praticiens de la common law sont conscients du caractère transnational de ce droit véhiculé par une même langue avec des concepts, des expressions, des réflexes linguistiques, des maximes, des principes qui sont très souvent identiques ». La perte d’influence de notre droit est liée à l’absence d’unité linguistique des pays de droit écrit et, pour ce qui est du droit français, à la régression de la francophonie, au triomphe de l’anglais, lange des affaires, langue de l’informatique... La common law est et reste le droit des pays de langue anglaise, partout dans le monde et lorsqu’un pays comme les Philippines abandonne l’espagnol pour l’anglo-américain, il abandonne le droit colonial d’inspiration romaniste pour basculer dans la common law. À l’exception des USA, dont la Cour suprême reste indépendante de Londres, toutes les cours supérieures des autres pays, anciennes colonies britanniques ou dominions sont attentives aux décisions de la Chambre des Lords et du Comité judiciaire du Conseil privé de la Reine qui exercent ainsi une influence fondamentale sur le droit jurisprudentiel du Canada ou de la Nouvelle-Zélande et son unité.
1) L’apparition des Civil Law Notaries
En revanche, les common law des USA et des autre pays de langue anglaise se distinguent l’une de l’autre par la prééminence du contentieux aux USA lié au contrôle de constitutionnalité dans ce pays qui va nous intéresser plus directement. En effet, la judiciarisation de la vie sociale aux États-Unis fédérés, proches de l’arc Caraïbe, comme la Floride, l’Alabama ou le Texas, aux nombreux habitants de langue espagnole, qui subissent l’influence du droit civil des pays voisins, apparaît une nouvelle catégorie de lawyers, dénommés Civil Law Notaries.
2) Un officier public de la preuve
Le notaire des pays de droit civil est un juriste, à la fois conseil et rédacteur des actes auxquels sa signature confère l’authenticité, cette vertu particulière attachée aux actes de l’autorité publique qui leur confère notamment une force probante supérieure dans la hiérarchie des preuves et la force exécutoire d’une décision judiciaire définitive. Le notaire est « l’officier public de la preuve ».
3) Compatibilité avec le régime de la preuve par témoignage
La common law, qu’elle soit britannique ou américaine, qui donne la prééminence au témoignage devant la cour, comme meilleure preuve, peut-elle admettre cette force probante des actes authentiques? Pour y répondre, il faut examiner l’un des concepts fondamentaux et unitaires à toutes les common law : le régime légal des preuves.
Si la preuve appartient au demandeur à l’instance, la common law exige que ce soit les parties qui aient l’obligation de rapporter les preuves, de les sélectionner et de les présenter. Le contrôle des preuves se fait par la cross examination, contre-interrogatoire des témoins de la partie adverse, sauf en cas d’aveu... puisque celui qui avoue apporte ainsi la preuve de ce que la partie adverse lui reproche! Cette procédure dite « accusatoire » régit aussi bien le procès civil que le procès pénal.
Le juge doit s’en tenir aux seules preuves rapportées à l’audience, fournies par les parties et leurs témoins, il ne peut en appeler lui-même et doit limiter ses questions aux seuls éclaircissements nécessaires sur un point qui peut apparaître obscur au jury. L’écrit, fut-il authentique, ne résiste pas au témoignage.
Pourtant, comme le rappellent MM. Yaigre et Pillebout (7), « la preuve écrite est objective », elle est antérieure à toute contestation, ce qui augmente sa crédibilité, alors que les témoignages, aveux et serments sont des preuves a posteriori, établies au moment du procès; enfin, fondées sur la mémoire des hommes, elles sont fragiles et disparaissent avec le temps.
Alors que les deux systèmes utilisent les mêmes instruments juridiques nés de leurs communes origines chrétienne, latine et grecque, ils diffèrent fondamentalement l’un de l’autre par le droit de la preuve.
Ainsi donc, dans cette culture du témoignage comme meilleure preuve, dans ce monde de la common law des USA, peut-on imaginer que l’on puisse admettre une force probante à des actes « authentiques » dressés sur le sol américain, rédigés et conservés, non par des public notaires, simples certificateurs de signatures auxquels la loi interdit la pratique du droit, mais par nos nouveaux « cousins », nommés par l’État fédéré dont ils dépendent, « pour recevoir tous les actes et contrats auxquels les parties doivent ou veulent faire donner le caractère d’authenticité attaché aux actes de l’autorité publique et pour en assurer la date, en conserver le dépôt, en délivrer des grosses et expéditions »(8)?
D – Les Civil Law Notaries des USA
La réponse est pour l’instant ambiguë, mais l’institution par la Floride en 1997 des Civil Law Notaries mérite une étude approfondie. Là encore, un peu d’histoire n’est pas inutile. La Floride (avec ses 70 000 lawyers pour 13 000 000 d’habitants – autant qu’au Royaume-Uni avec ses 60 000 000 d’habitants) est l’un des États américains les plus ouverts sur le monde extérieur : forte population hispanique, nombreux émigrants européens et notamment français, nombreux touristes du Québec qui fuient leur froide province pour goûter les eaux chaudes du Golfe du Mexique...
Initialement, la Secrétaire d’État (Ministre de la Justice) de Floride, Mme Katherine Harris, depuis élue à la Chambre des représentants à Washington, crée en 1996 une commission chargée de moderniser le droit de la Floride (le droit privé est aux USA de la compétence des Etats fédérés) pour le mettre en conformité avec les exigences du droit international et les nouvelles technologies ; la réflexion débute par l’idée, abandonnée ensuite, de l’institution du cybernotary.
1) Une sévère sélection parmi les lawyers
La première constatation de cette commission présidée par un lawyer, Todd Kocourek, est l’insatisfaction des entreprises américaines consécutive à la non-reconnaissance dans les pays de droit civil des documents juridiques élaborés aux USA, du fait de leur défaut d’authenticité. La solution imaginée par cette commission consiste à ressusciter des notaires de droit civil (la common law a connu jusqu’à Henri VIII d’Angleterre le notariat latin) qui pourraient dresser des actes authentiques. Une loi de 1997 est venue concrétiser cette renaissance du notariat et les premiers Civil Law Notaries ont été nommés par la Secrétaire d’Etat en 1999. Ils sont aujourd’hui près de 100, nombre infime en apparence, mais ils était 13 il y a un an, 70 en avril dernier... et l’examen que doivent passer les candidats aux fonctions de notaire ne doit pas être si facile, puisque 63% des candidats seulement ont été reçu, alors qu’ils sont par ailleurs tous avocats depuis plus de cinq ans !
2) Rattachés au pouvoir exécutif
Examinons en détail cette loi à laquelle le barreau de Floride et la puissante American Bar Association se sont opposés car, même si les Civil Law Notaries sont et restent des avocats, ils ne dépendent plus, pour leurs activités notariales, du pouvoir judiciaire, mais du pouvoir exécutif qui les nomme... Une révolution aux USA !
La loi n°118 du 15 juin 1998, modifiée le 8 octobre 1998, de l’Etat de Floride contient plusieurs chapitres relatifs :
- à la dénomination des notaires « Civil law notary » ou « International Florida Notary » ;
- au programme de l’examen spécifique, avec notamment l’obligation d’étudier la profession notariale des pays de droit écrit ;
- aux conditions de l’examen lui-même que le candidat ne peut passer qu’après avoir reçu un « certificat d’exigibilité » émanant du Département d’Etat de Floride ;
- aux conditions de la nomination, de la révocation et de la démission du notaire par le Secrétaire d’Etat ;
- à la forme et au contenu des signature et sceau du notaire, à leur enregistrement par le département d’Etat ;
- à la forme et au contenu des actes authentiques (y compris lorsqu’ils sont signés numériquement) ;
- au contenu du « répertoire » appelé « protocole » comme dans les pays de tradition hispanique ; ce protocole doit contenir de façon chronologique et indexée du nom des parties, un original ou une copie de chaque acte « authentifié « par le notaire. Ce répertoire doit être tenu à la disposition pour contrôle des autorités de l’Etat ;
- à la discipline des notaires sous la double juridiction du barreau de Floride et du département d’Etat.
3) Avec le Notariat latin
Dans un texte additif émanant du Département d’Etat de Floride, daté du 12 mars 2002, il est énoncé que les notaires de droit civil de l’Etat de Floride sont des juristes professionnels et n’ont rien de comparable avec les notaires publics...mais surtout qu’ils font partie intégrante du Notariat latin et doivent respecter les principes définis par l’Union internationale du Notariat latin, que leurs actes doivent être considérés par les juridictions des pays de droit écrit comme de véritables actes authentiques au sens traditionnel du terme...Belle pétition de principe ! En revanche, rien n’est dit sur la reconnaissance de la force probante de ces mêmes actes par les juridictions américaines...Un certaine ressemblance avec les Scrivener Notaries de Londres apparaît, dont les actes authentiques n’ont force probante qu’à l’extérieur du Royaume-Uni...
4) Un conseil impartial
La loi de Floride, apporte des définitions néanmoins intéressantes :
- acte authentique : Un « instrument exécuté par un notaire de droit civil...qui inclut les particularités et capacités d’agir des parties signataires... les signateurs des parties, celle du notaire et son sceau... » ;
- minute : « un acte authentique écrit par un notaire de droit civil qui contient la narration exacte des faits influençant les droits des parties privées desquels le notaire a une connaissance personnelle... » ... « Les copies certifiées des actes authentiques doivent avoir les mêmes force et effets légaux que les originaux » ;
- titre notarial : « Un acte authentique qui contient un contrat, une transaction ou un autre acte juridique et qui peut aussi inclure la certification des faits... » ;
- notaire de droit civil : « Une personne admise à exercer la profession du droit dans cet Etat, qui l’a pratiqué dans une juridiction US pendant au moins cinq ans, et qui a été nommé par le Secrétaire d’Etat ».
Le texte ajoute que le notaire n’est pas celui des parties, mais celui du contrat...il doit conseiller les parties d’une manière égale, précise, totale et impartiale, et se garder de représenter l’une ou l’autre des parties en justice, relativement à un acte authentique qu’il a dressé.
Cette loi, enfin, donne pouvoir à l’exécutif pour réglementer les procédures, pour archiver de façon permanente les actes authentiques, fixer les « frais raisonnables » relatifs aux actes, arrêter le contenu de l’examen d’accès à la profession, les conditions de nomination et la discipline des notaires. Elle dispose également que l’apostille ou certification des signatures des notaires est du ressort du Secrétaire d’Etat.
En résumé, la Floride a créé un avocat-notaire, professionnel libéral, nommé par l’exécutif de l’Etat et responsable devant lui, lawyer depuis plus de cinq ans ayant subi un examen spécial, sans numerus-clausus ni tarif (bien que la loi en prévoit la possibilité) dont les actes sont présumés probants, jusqu’à preuve contraire... et devant observe une neutralité parfaite dans les conseils qu’il donne aux parties et l’élaboration d’un acte dont il doit conserver au moins une copie.
Qu’en penser ? La délégation d’autorité publique et la force probante des actes aux USA ne sont guère affirmées, l’absence de numerus clausus ou de tarif public est moins gênante car certains notariats membres de l’UINL en sont également dépourvus, de même que d’autres pays de l’Union connaissent ce statut d’avocat-notaire.
Néanmoins, une telle institution constitue une révolution dans un pays de common law.
5) Perspectives d’avenir
Ce mouvement qui vise à instituer des avocats-notaires aux USA n’est pas limité à la Floride, puisque l’Alabama, Etat voisin, a adopté une loi identique en 1999, l’Illinois ( capitale Chicago ) et le Texas en débattent devant leurs Congrès locaux, mais se heurtent à la résistance des Bar Associations qui commencent à sentir le danger de voir cette nouvelle profession couvrir le territoire des USA, et même au-delà puisqu’au Canada, une province de langue anglaise, donc de common law, la Colombie Britannique semble elle aussi désireuse d’instituer un notariat de droit civil.
Il ne saurait être question de conclure puisque cette nouvelle profession vient de naître et souhaite d’abord faire connaître son existence, et nous demande, à nous notaires latins de la reconnaître pour que nos clients outre-Atlantique utilisent ses services lorsqu’ils recherchent une certaine authenticité aux USA. Il faut avouer que les services d’un civil law notary, juriste qui doit vérifier l’identité et la capacité des parties, paraissent plus sécurisants que ceux d’un notary-public qui ne fait que certifier une signature...
6) En attendant les réactions des juges
La grande inconnue reste l’accueil que les juridictions nord-américaines de common law feront à ces actes authentiques dressés dans leur propre pays, mais aussi à la force probante que nos juridictions de droit romano-germanique reconnaîtront à ces mêmes actes.
Certains s’inquiètent de cette « nouvelle » profession dans laquelle ils voient une sorte de « Cheval de Troie » du droit anglo-saxon et redoutent que les négociations à l’OMC ne nous obligent à accueillir un jour dans la « vieille Europe » ces notaires du nouveau monde. Il faut reconnaître que la prétention du législateur américain à énoncer que les actes des civil law notaires doivent être considérés en dehors des USA, comme des actes authentiques traditionnels est curieuse, à moins que, par réciprocité, la force probante supérieure de nos propres actes soit désormais reconnue par les juridictions de common law...
D’autres s’en réjouissent et attendent que l’essai soit transformé. Il est vrai que de nombreux lawyers des USA, qui ne plaident pas et règlent des successions ou se préoccupent de reconquérir le marché du droit immobilier aux USA, abandonné aux intermédiaires et firmes de title insurance, envient la fonction notariale du vieux continent. Attendre, cela veut dire aussi espérer !
Comme diraient nos voisins britanniques : « Wait and see ! »