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L’accès au droit par les sources

Par M. Michel GRIMALDI, Professeur de Paris II

 

Le 30 octobre 1811, Jérémy Bentham avait écrit une lettre ouverte au Président des Etats-Unis James Madison pour lui suggérer d’adopter un code civil à la française. Sans doute ce grand « utilitariste » était séduit par les qualités du droit civil notamment par son accessibilité. Car un droit inaccessible devient inutile : faute d’être connu de ceux auxquels il s’applique. Il ne peut atteindre son idéal de justice et d’harmonie sociales.

 

Aussi bien, en France, le Conseil constitutionnel a-t-il, par une décision du 16 décembre 1999, placé l’accessibilité et l’intelligibilité de la loi parmi les objectifs à valeur constitutionnelle “l’objectif de valeur constitutionnelle d’accessibilité et d’intelligibilité de la loi ” au motif que “l’égalité devant la loi énoncée par l’article 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen et “ la garantie des droits ” requise par son article 16 pourraient ne pas être effectives si les citoyens ne disposaient pas d’une connaissance suffisante des normes qui leur sont applicables ; une telle connaissance est en outre nécessaire à l’exercice des droits et libertés garantis tant par l’article 4 de la Déclaration, en vertu duquel cet exercice n’a de bornes que celles déterminées par la loi, que par son article 5, aux termes duquel ‘tout ce qui n’est pas défendu par la loi ne peut être empêché, et nul ne peut être contraint à faire ce qu’elle n’ordonne pas[1].

 

L’accès au droit est d’ordre matériel (A) mais aussi intellectuel (B).

 

A.     L’accès matériel : la connaissance de la règle

 

A.1. De toute évidence, la règle est plus facile à connaître dans les pays de civil law, de tradition civiliste, de droit écrit, que dans les pays de common law, de tradition jurisprudentielle. Celle qui est contenue dans un texte de loi ou dans un code est plus facile d’accès que celle qu’il faut extraire de décisions jurisprudentielles, fort longues et souvent peu explicites sur le domaine et la portée de la règle de principe qu’elles posent. A vrai dire, la common law n’est guère accessible à un non-initié. Même si les décisions des juridictions se lisent aisément, l’apparente simplicité est trompeuse : pour dégager la règle de droit (ratio decidendi), il faut être un véritable expert et l’un des obstacles majeurs que la common law doit aujourd’hui surmonter est celui de l’excès d’information : dans la préface de son ouvrage intitulé English Private Law, Peter Birks, professeur à Oxford, observait que “le plus grand problème que doit surmonter la common law au début de ce nouveau siècle est le trop-plein d’information” (“information overload ”). La masse des décisions jurisprudentielles désormais accessibles par internet “soumet les méthodes traditionnelles de la common law à un tremendous stress ” et “ la doctrine du précédent elle-même commence à se briser lorsque les précédents deviennent si épais et si fréquents ”[2]. Autant de raisons pour lesquelles le modèle de common law est peu exportable.

 

Les juristes des pays de common law l’ont du reste parfaitement compris, qui utilisent la technique de la codification à des fins de clarification du droit. Aux Etats-Unis comme au Royaume-Uni, des compilations officielles ou privées existent, parfois dénommées codes (ou bien encore Revised laws ou Consolidated Laws) ou restatements of the law : elles visent à faciliter l’accès à une jurisprudence à la fois fine et trop subtile pour le justiciable. L’expression ne doit toutefois pas induire en erreur : ces codes, souvent construits à partir d’un plan peu familier au juriste civiliste (voyez, par exemple, le plan selon l’ordre alphabétique des matières du Uniform Commercial Code des Etats-Unis), n’ont pas pour objet la refondation de la matière envisagée. Oeuvres de consolidation, elles ne sauraient en aucune façon constituer le point de départ de l’élaboration et du développement d’un droit nouveau[3].

 

A.2. La codification est l’ « invention » des pays de droit civil. Toute codification facilite l’accès au droit : elle rassemble dans un même livre les règles applicables aux relations civiles (code civil), commerciales (code de commerce), à la répression des infractions (code pénal), à la procédure civile ou pénale (code de procédure pénale, code de procédure civile), aux relations de travail (code du travail), aux créations de l’esprit, littéraires, artistiques ou industrielles (code des propriétés intellectuelles), etc. Tout code est un instrument irremplaçable qui “rapproche l’homme de son droit ”[4]

 

Mais il existe deux grandes variétés de codification.

 

La moins ambitieuse est la codification à droit constant, qui a déjà été évoquée à propos des pays de common law. Ces codifications ne créent pas, n’innovent pas : elles ont pour but exclusif de rendre connaissables les règles qu’elles rassemblent. Elles se sont multipliées en France ces dernières années, où une vaste entreprise de codification a été lancée. Pour autant, elles ne se bornent pas à empiler les textes, mais les classent, les ordonnent. Or cette mise en ordre révèle les lacunes et les contradictions du droit existant, comme elle ne dégage les lignes de force. Elle peut ainsi préparer une codification plus ambitieuse.

 

Cette seconde variété de codification est appelée codification normative. Elle consiste à repenser une matière, dont on exprime les principes fondateurs et les règles nouvelles en un ensemble de règles rationnellement ordonnées. Le père de ces Codes et le Code civil des français de 1804 : le Code Napoléon. Un autre exemple est donné par le nouveau Code civil du Québec de 1994. Il ne s’agit plus ici d’un simple rassemblement, d’une simple compilation de dispositions éparses. Il s’agit d’un exposé rationnel et cohérent du droit civil, d’un corpus qui, selon une heureuse expression, « réunit » et « unit »[5], et qui établit ainsi le droit commun. La disposition préliminaire du Code civil du Québec le dit fort bien : « Le code est constitué d’un ensemble de règles qui, en toutes matières auxquelles se rapportent la lettre, l’esprit ou l’objet de ses dispositions, établit, en termes exprès ou de façon implicite, le droit commun. En ces matières, il constitue le fondement des autres lois qui peuvent elles-mêmes ajouter au code ou y déroger ». On dirait, aujourd’hui, qu’il s’agit, non pas d’une codification à droit constant, mais d’une codification normative. La rédaction d’un tel Code exige une unité de pensée et d’inspiration, en même temps qu’une vision de la matière qu’il régit : place des droits individuels par rapport à l’intérêt général, place de la liberté contractuelle et de l’ordre public, etc. la France a entrepris une telle recodification du droit civil, en réformant profondément le code civil de 1804 : en droit des personnes, en droit de la famille et tout récemment en droit des sûretés (mars 2006) et des successions (juin 2006) ; bientôt en droit des obligations (avant-projet achevé) et en droit des biens (travaux en cours).

 

B.     L’accès intellectuel : l’intelligibilité de la règle

B.1. La règle de droit n’atteint pas son but, n’est pas pleinement accessible, si le citoyen, une fois qu’il l’a trouvée (accessibilité matérielle), ne la comprend pas.

 

De ce point de vue, les qualités formelles des codes français ont de tout temps été unanimement louées. Conformément au vœu de ses rédacteurs, le Code civil français de 1804 est clair, intelligible par le plus grand nombre. On y trouve sans peine de nombreux articles dont la rédaction en un français usuel, et non réservé aux seuls initiés, atteste la volonté de leurs rédacteurs que la règle soit immédiatement comprise de ceux auxquels elle est destinée. En voici quelques exemples :

-             Article 146 : « Il n’y a pas de mariage lorsqu’il n’y a point de consentement » ;

-             Article 544 : « La propriété est le droit de jouir et de disposer des choses de la manière la plus absolue, pourvu qu’on n’en fasse pas un usage prohibé par les lois ou par les règlements » ;

-             Article 1134 : « Les conventions légalement formées tiennent lieu de loi à ceux qui les ont faites » ;

-             Article 1382 : « Tout fait quelconque de l’homme, qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé, à le réparer ».

 

C’est cette qualité de style qui permit au Code de 1804 de devenir le code des Français, tandis que le Code civil allemand (BGB), entré en vigueur en 1900, était destiné aux juristes, comme en témoignent sa structure, sa technicité et sa langue. La où le Code civil allemand parle une langue savante, le Code civil français parle une langue « populaire »[6]. Cette simplicité de l’expression fut aussi, au Québec, une préoccupation majeure des rédacteurs du Code civil de 1994, comme le révèle le dessein affiché d’énoncer une règle de droit « accessible au « citoyen avisé », pure, autant que possible, de « tout jargon professionnel »[7].

 

B.2. Exprimées en termes simples, les règles doivent aussi l’être en termes généraux et non particuliers. La généralité de leur formulation, abstraite du détail, est une condition de leur souplesse et leur flexibilité, qui permettra à la jurisprudence de les adapter aux réalités nouvelles. On évite ainsi d’édicter autant de règles qu’il existe des situations particulières, avec les risques de contradictions inhérents à la multiplication des règles.

Ainsi, dans le premier alinéa de l’article 1384 du Code civil de 1804 (« On est responsable non seulement du dommage que l’on cause par son propre fait, mais encore de celui qui est causé par le fait des personnes dont on doit répondre, ou des choses que l’on a sous sa garde »), la Cour de cassation découvrira, à la fin du XXIe, un principe générale de responsabilité du fait d’autrui. Ce sont des articles de ce style qui ont permis de concilier la stabilité de la règle et l’évolution des solutions : ils permettent le changement dans la continuité.

 

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Pour conclure, on formulera deux observations.

 

La première est que l’exigence d’accessibilité, matérielle et intellectuelle, ne vaut pas que pour la loi. En effet, même dans un pays de droit écrit, la jurisprudence joue un rôle considérable. Comme on l’a dit, elle interprète la loi à la lumière des exigences de son temps ; elle permet ainsi son adaptation aux réalités nouvelles. Il convient donc que les décisions de justice soient connaissables et compréhensibles. Il appartient aux pouvoirs publics d’organiser une publication effective des décisions (V. infra. Partie II). Et il appartient aux juges de motiver suffisamment leurs décisions, et de les motiver en une langue que le justiciable comprenne : ce sont là des conditions nécessaires à l’acceptation de la décision par les plaideurs.

 

La seconde est qu’il convient de souligner l’importance du rôle de la doctrine dans l’accès au doit. Le terme « doctrine » désigne l’ensemble des livres, articles et notes rédigés par les juristes : commentaires de lois, commentaires de décisions de justice, thèses de doctorat, manuels etc. Ces écrits attirent l’attention sur telle loi nouvelle ou sur telle décision de justice : parce qu’ils la font connaître et qu’ils l’expliquent, ils contribuent à son accessibilité, matérielle et intellectuelle.



[1] Décision du C. constit. N° 99-421 du 16 déc. 1999, http://www.conseil-constituionnel.fr/decision/1999/99421/99421dc.htm: décision rendue à propos de la loi autorisant neuf codes à être publiés par voie d’ordonnance, le Conseil constitutionnel a proclamé.

[2] OUP Oxford 2000, vol.1, xxix. V. Aussi, dans le même sens, E. McKendrick, « The Common Law at work : the Saga of Alfred McAlpine Construction Ltd V. Panatown Ltd’. L’auteur observe que les ouvrages comme les décisions sont désormais encombrées de références non necessaries aux arrêts ainsi qu’aux « academic writings ». Plus grave encore : « le détail prévaut et le principe est perdu (...) La vie devient une jungle d’instances particulières, sans que l’on puisse discerner de but on de principe qui la traverse » (pp. 145-146).

[3] R. David et C. Jauffret-Spinosi, Les grands systèmes de droit contemporain, Dalloz 11ème éd., 2002, p. 343

[4] Ph. Malaurie et P. Morvan, Introduction générale, Defrénois, 1ère éd., 2004, n° 118 et n°123 (a Plus il y aura de codes pour « parquer » les lois existantes, moins il y aura de textes en liberté : ce droit « en captivité » se laissera enfin découvrir ; il sera plus facilement connaissable par les justiciable. »). Comp. F. Terré, Introduction générale au droit, n°342 : « La tromperie du droit constant ».

[5] A. F Bisson, Effet de codification et interprétation, (1986) 17 RGD 359, cité in E-A. Crépeau, La réforme du droit civil canadien, une certaine conception de la recodification, 1965-1977, ed. Thémia, Montréal, 2003, p.19.

[6] E. Huber (qui fut le père du Code civil Suisse), cité par A. Martin, Le Code civil dont le canton de Genève, in Liwe du centenaire, préc., p. 895..

[7] P.-A. Crépeau, vp.at., p.28.


 

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