Réflexions
sur l'ordre public successoral en droit français[1]
Sébastien
COLLET, Notaire à Laval
Marjorie
GRAND, Notaire à Valence
Marion
GIRARD-CABOUAT, Notaire à Annecy
L'ordre public. – Il n'y a pas de réelle
définition de la notion d'ordre public.
L'article 6 du Code civil dispose
seulement : « On ne peut déroger, par des conventions particulières, aux lois
qui intéressent l'ordre public et les bonnes mœurs ».
Cet article est d'ailleurs inchangé
depuis la loi du 5 mars 1803.
L'article 1102 du même code prévoit
que : « Chacun est libre de contracter ou de ne pas contracter, de choisir son
cocontractant et de déterminer le contenu et la forme du contrat dans les
limites fixées par la loi.
La liberté contractuelle ne permet
pas de déroger aux règles qui intéressent l'ordre public ».
Il s'agit donc d'un ensemble de
règles dont on ne saurait déroger par convention.
La volonté des parties n'est pas
suffisante pour y faire échec, car elle ne dispose pas d'une liberté absolue et
elle se heurte à un corpus de règles dont on considère que le respect est
impératif et nécessaire pour des raisons morales ou de sécurité impérieuses.
D'ailleurs le doyen Carbonnier
précisait que « l'idée générale est celle d'une suprématie de la collectivité
sur l'individu.
L'ordre public exprime le
vouloir-vivre de la nation que menaceraient certaines initiatives individuelles
en forme de contrat ».
Le dictionnaire Capitant donne la
définition suivante de l'ordre public :« Au sein d'un ordre juridique, termes
servant à caractériser certaines règles qui s'imposent avec une force
particulière (ex. : loi ou disposition d'ordre public) et par extension à
désigner l'ensemble des règles qui présentent ce caractère ».
Il s'agit d'une « norme impérative
dont les individus ne peuvent s'écarter ni dans leur comportement, ni dans
leurs conventions (C. civ., a 6 ; a 1102) ».
Il faut rappeler qu'il existe un
ordre public de direction qui a vocation à protéger l'intérêt général et qui se
différencie de l'ordre public de protection, qui protège quant à lui l'individu
(dénommé parfois « ordre public de protection individuelle »).
Le dictionnaire Capitant définit
d'ailleurs cet ordre public de protection individuelle comme « celui qui tend à
la sauvegarde d'un intérêt privé en raison de la valeur fondamentale qui s'y
attache ».
Le terme « protection » renvoie à
l'action de protéger, défendre quelqu'un contre un danger, un mal, un risque.
En matière successorale, l'ordre
public est de protection.
L'ordre public successoral de
protection, pilier du temple. – L'ordre public successoral est un ordre public de
protection comprenant deux notions qui sont liées : tout d'abord, la réserve
héréditaire ; ensuite, la prohibition des pactes sur succession future.
Il s'agit ici de protéger l'individu
contre un risque, un danger, une atteinte.
La réserve héréditaire et la
prohibition des pactes sur succession future protègent donc l'individu d'un
risque, d'un danger, d'un mal.
La situation est simple. Il s'agit de
protéger un héritier de son auteur, qui tenterait de le déshériter, ou de
protéger un héritier contre les manipulations que pourrait subir son auteur
dans le but de le déshériter. Il s'agit également de protéger un disposant de
ses propres héritiers qui voudraient capter tout ou partie d'un héritage qui ne
leur était peut-être pas dévolu.
Oui, l'ordre public successoral
protège. Et il doit continuer à protéger les individus au sein de leur famille,
mais également l'individu contre lui-même.
L'ordre public successoral est la
colonne vertébrale du droit successoral français. Il est et reste le pilier du
temple !
Qui définit ce risque, ce danger,
cette atteinte qui peut être portée aux droits de l'individu ou aux valeurs
fondamentales que l'on veut préserver ? Ces risques ne sont-ils pas de nature à
évoluer avec les époques, et surtout avec les mœurs ?
Qui faut-il protéger quand il y a
consensus entre le disposant et l'héritier, qu'à l'évidence aucune partie ne
tente de léser l'autre et que le consentement est éclairé et non équivoque ?
Quelle autre protection peut-on
opposer à celle de l'un des enfants de la famille, vulnérable par exemple,
lorsque toute la famille (disposant et ses héritiers réservataires) se concerte
pour l'avantager ?
Quelle autre protection peut-on
opposer à celle de l'entreprise familiale quand tout le monde se concerte pour
son attribution et sa survie ?
Quelle est la place du consensus
familial (qui permet de réaliser un objectif commun) dans l'ordre public
successoral ?
Quelle est, aujourd'hui, la place de
l'affectif et de l'amour dans l'ordre public successoral ? Ne peut-on pas
imaginer qu'un frère ou une sœur puisse trouver toute satisfaction dans une
transmission où il recevrait « économiquement » moins qu'un autre, dès lors
qu'un but commun à tous est atteint ?
Le rôle de l'ordre public successoral
ne serait-il pas de protéger la famille quand il y a un intérêt convergent de
tous ses membres à la protection d'une personne ou à la protection d'un bien,
et non de l'empêcher ?
Il s'agit d'une véritable réflexion à
mener sur la place du consensus familial dans l'ordre public successoral. Un
ordre public successoral qui pourrait s'effacer face au consensus familial,
mais qui conserverait toute sa force, son autorité lorsque l'accord familial
disparaît.
[1] Source : l’extrait du rapport la 3e
commission du 118e congrès.
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