Donation-partage dans les familles recomposées : cas pratique[1]
Sébastien COLLET, Notaire à Laval, Président de la 3e Commission du 118e Congrès des notaires de France
Marjorie GRAND, Notaire à Valence, Rapporteur de la 3e Commission du 118e Congrès des notaires de France
Marion GIRARD-CABOUAT, Notaire à Annecy, Rapporteur de la 3e Commission du 118e Congrès des notaires de France
Essentiel
Depuis le 1er janvier 2007, I’article 1076-1 du Code civil prévoit un instrumentum pour établir une donation-partage dans une famille recomposée.
En présence de plusieurs enfants communs et d'un ou plusieurs enfants non communs, une donation-partage partiellement conjonctive peut alors être régularisée.
En présence d'un unique enfant commun et d'un ou plusieurs enfants non communs, il n'existe toujours pas d'instrumentum ; une donation-partage dite partiellement conjonctive ne peut pas être régularisée.
Statistiques. L'Institut national de la statistique et des études économiques (Insee) qualifie les familles à partir des liens unissant les personnes qui partagent le même logement. Parmi ces familles, celles dites recomposées sont celles comprenant un couple d'adultes et au moins un enfant né d'une union précédente de I'un des conjoints, ou encore les enfants qui vivent avec leurs parents et des demi-frères ou demi-sœurs.
En 2020, huit millions de familles hébergent au moins un enfant de moins de 18 ans. Parmi elles, 9 % sont « recomposées » : soit 717 000 familles. Entre 2011 et 2020, la part des familles recomposées reste stable.
Équilibre. Dans cette configuration familiale, celle des familles recomposées, les époux devront trouver le juste équilibre entre, d'une part, la volonté d'assurer la protection du conjoint survivant et, d'autre part, la sauvegarde des intérêts des enfants de lits différents.
Dans quelle mesure le couple peut-il répartir, de son vivant, tout ou partie de ses biens à ses enfants, en ce compris ceux d'une précédente union ? En outre, les outils sont-ils complètement adaptés à toutes les configurations familiales : en présence de plusieurs enfants communs ou d'un unique enfant commun, et ce peu importe qu'il y ait un ou plusieurs enfants non communs ?
Finalement, comment composer en présence d'une famille recomposée : en théorie (I) et en pratique (II) ?
I. Rappels théoriques
A. Qu'est-ce qu'une donation-partage conjonctive ?
Définition. « La donation-partage conjonctive est un acte aux termes duquel les donateurs confondent leurs biens respectifs en une masse unique pour les partager entre leurs présomptifs héritiers (ou, dans le cas d'une donation-partage transgénérationnelle, entre leurs enfants et/ou les descendants de ces derniers), censés être allotis par chacun des donateurs, sans égard pour I’origine des biens mis dans leur lot, en proportion de la contribution de chacun des donateurs dans la masse des biens partagés »[2].
En pratique, il s'agit d'une donation-partage, consentie par deux parents, mariés ou non[3], au profit des enfants issus de leur union (c'est-à-dire les enfants ayant vocation à venir aux deux successions), avec l'objectif de réunir, dans un même partage successoral anticipé, les biens des deux époux.
« Si la validité des donations-partages conjonctives est admise de longue date, elle était, il y a encore peu de temps, incertaine lorsque l'un au moins des gratifiés était un enfant non commun aux donateurs »[4].
B. Au fil du temps, comment ont été réalisées les donations dans les familles recomposées ?
Avant l’arrêt en date du 14 octobre 1981. Sous I'empire des dispositions du Code civil et de la donation-partage conjonctive (créée de la pratique notariale), la question s'est posée de savoir dans quelle mesure le couple peut répartir, de son vivant, tout ou partie de ses biens à ses enfants, en ce compris ceux d'une précédente union. Existe-t-il une seule opération qui permettrait de faciliter la distribution de l'ensemble des biens sans contraintes quant à leur origine ?
Les textes prévoyaient que la donation-partage impliquait la participation des seuls descendants pouvant se prévaloir de la qualité de présomptifs héritiers du disposant à la date de l'acte. Au demeurant, la donation-partage conjonctive permettait à des parents de distribuer ensemble leurs biens entre leurs enfants. La participation d'enfants de différents lits à une opération de donation-partage conjonctive semblait impossible, puisque ceux-ci n'avaient pas, au jour de l'acte, la qualité de présomptifs héritiers de chacun des disposants.
Après la loi du 3 juillet 1971, qui a doté la donation-partage d'une nouvelle réglementation, certains auteurs se sont risqués à défendre une position plus libérale. Parmi eux, le professeur Catala a affirmé qu'une donation-partage conjonctive pouvait bénéficier aux enfants communs et non communs si ces derniers n’étaient allotis que du chef de leur auteur (en proportion de leur vocation successorale à son égard) et ne recevaient aucun bien propre de l'autre époux[5].
Arrêt de la Cour de cassation en date du 14 octobre 1981. Ce n'est pas la position adoptée par la Cour de cassation dans un arrêt du 14 octobre 1981[6]. « À cette occasion, en effet, la haute juridiction avait cassé une décision ayant écarté la demande en nullité d'une donation-partage conjonctive faite au profit des deux enfants issus du mariage des disposants et de deux autres enfants issus d'un précédent mariage du mari. Les juges du fond avaient été censurés pour avoir ainsi statué alors que l'épouse, n'étant pas I'ascendante des deux enfants de son mari, nés d'un précédent lit, ne pouvait les inclure parmi les bénéficiaires d'une donation-partage, fût-elle conjonctive, portant indistinctement sur les biens des deux époux. Pourtant, en I'espèce, l'épouse ne possédait aucun bien propre ; seuls des propres du mari et des biens communs avaient été répartis »[7].
Après l’arrêt en date du 14 octobre 1981. Sans surprise, cette jurisprudence n'a pas mis fin aux divergences doctrinales.
Certains auteurs, dont le professeur Pierre Catala[8] et le professeur Michel Grimaldi[9], ont continué de considérer que la donation-partage conjonctive en présence d'enfants de lits différents était possible à condition de respecter certaines conditions. Celles-ci concernaient I'allotissement d'un enfant commun ainsi qu'il suit :
- I’enfant commun ne peut pas être alloti de biens propres du conjoint de son auteur, mais uniquement de biens propres de son auteur ;
- si I’enfant commun est alloti de biens communs, ce peut être uniquement de la part de son auteur ; le consentement du conjoint de son auteur sera requis.
D'autres auteurs[10] ont, quant à eux, estimé que cette jurisprudence marquait le coup d'arrêt de la pratique des donations-partages conjonctives en présence d'enfants de lits différents.
Face à ce débat doctrinal, la pratique consistant à établir trois actes (ou deux le cas échéant) s'est poursuivie :
- une donation-partage conjonctive consentie par les deux époux contenant allotissement des seuls enfants communs ;
- une donation-partage ordinaire contenant allotissement des enfants du mari seul (participation possible des enfants communs à cet acte) ;
- une donation-partage ordinaire contenant allotissement des enfants de l'épouse seule (participation possible des enfants communs à cet acte).
Loi no 2006-728 du 23 juin 2006. Compte tenu de I'importance que prenaient les familles recomposées dans le panorama français, le législateur a introduit au sein du Code civil l'article 1076-1, entré en vigueur le 1er janvier 2007, aux termes duquel : « En cas de donation-partage faite conjointement par deux époux, I'enfant non commun peut être alloti du chef de son auteur en biens propres de celui-ci ou en biens communs, sans que le conjoint puisse toutefois être codonateur des biens communs ».
II. Mise en pratique : quel est I'instrumentum...
A. En présences de plusieurs enfants communs et d'un ou plusieurs enfants non communs ?
La donation-partage « partiellement conjonctive ». La donation-partage dite « partiellement conjonctive » est donc celle réalisée par deux parents au profit d'au moins deux enfants communs et d'au moins un enfant non commun. Elle suppose impérativement que deux enfants communs au moins soient allotis. La loi consacre la possibilité de procéder, aux termes d'un instrumentum unique, à des « donations-partages imbriquées, coordonnées néanmoins distinctement »[11] :
- une donation-partage conjonctive consentie par les deux époux contenant allotissement des enfants communs ;
- une donation-partage ordinaire consentie par chacun des époux ou par I'un d'eux seulement contenant allotissement de leurs enfants non communs.
Selon les termes de l'article 1076-1 du Code civil, reprenant les conditions posées en doctrine avant la loi de 2006, la donation-partage partiellement conjonctive suppose la réunion de deux conditions de validité concernant I'allotissement de l'enfant non commun :
- I'enfant non commun peut être alloti uniquement de biens propres de son auteur. En aucun cas il ne peut recevoir des biens propres de l'époux duquel il n'est pas issu ;
- I'enfant non commun peut être alloti de biens communs uniquement de la part de son auteur. Le conjoint duquel l'enfant non commun n'est pas issu ne doit pas être à son égard codonateur des biens communs dont il est alloti. S'agissant d'un acte de disposition à titre gratuit, il doit néanmoins y consentir expressément sur le fondement de l'article 1422 du Code civil. Il convient donc d'être attentif à la rédaction de l'acte qui constituera un seul instrumentum, auquel participe chacun des époux, tant en qualité de donateur à l'égard des enfants communs qu'en qualité d'époux commun en biens pour consentir à la donation effectuée aux termes du même acte par son conjoint, à ses enfants non communs. Le patrimoine propre de son auteur devra alors une récompense à la communauté (C.civ., art.1437) à raison de ces attributions.
Fiscalement. L'article 778 bis du Code général des impôts dispose que « la donation-partage consentie en application de l'article 1076-1 est soumise au tarif en ligne directe sur I’intégralité de la valeur du bien donné ». Ainsi, les droits de mutation à titre gratuit dus par l'enfant non commun participant à une telle donation-partage doivent être calculés sur la valeur totale des biens mis dans son lot (peu importe s'ils sont communs ou propres à son auteur). Seul le lien de parenté avec son auteur est pris en compte ; seul un abattement sera utilisé[12].
B. En présences d'un unique enfant commun et d'un ou plusieurs enfants non communs ?
Absence d'instrumentum. La doctrine est unanime : la donation-partage partiellement conjonctive ne peut pas être réalisée en présence d'un seul enfant commun. Deux descendants communs sont nécessaires, en plus de l'enfant ou des enfants issu(s) d'un autre lit, pour que le partage soit conjonctif. En ce sens, il convient également de se référer à la réponse ministérielle no 1292012[13].
Multiplicité de donations-partages et donations simples. Les enfants communs doivent donc être au moins deux afin que les attributions à eux consenties puissent être réalisées sans avoir égard à l'origine des biens, et que chacun d'eux soit néanmoins réputé alloti en biens de chacun des parents. Effectivement, la donation-partage conjonctive suppose que la libéralité soit une donation-partage à l'égard de chaque époux : elle ne peut être consentie par I'un ou l'autre des époux à un donataire unique. Elle implique « la réalisation d'un partage confondu entre des enfants ayant des droits dans les successions de leurs deux parents, elle se conçoit mal en présence d'un unique enfant commun, puisque lui seul est dans cette situation ». Deux présomptifs héritiers de chaque parent doivent au moins participer à la libéralité-partage.
Deux cas se présentent alors :
1) soit le couple a un enfant commun et seul I'un des époux a un ou plusieurs enfants non communs :
- le parent qui a deux enfants peut faire une libéralité-partage,
- le parent qui n'a qu'un enfant commun ne peut pas faire de libéralité-partage ;
2) soit le couple a un enfant commun et les deux époux ont chacun un ou plusieurs enfants non communs : les deux parents peuvent faire chacun une libéralité-partage. ll s'agit de deux donations-partages ordinaires consenties chacune par I'un des époux à ses descendants.
Dans cette seconde hypothèse, « où chaque parent a un enfant d'un autre lit, on peut sans doute réaliser, dans un instrumentum unique, deux donations-partages ordinaires en "contemplation" I'une de l'autre (ce qui n'est pas interdit et peut être utile), mais pas de donation-partage conjonctive »[14].Une question ministérielle a été posée dans ce cas précis[15]. Elle est toujours en attente de réponse du ministère de la Justice.
Un instrumentum : la donation-partage « partiellement conjonctive »
en présence de plusieurs enfants communs et de plusieurs enfants non communs
Un instrumentum : la donation-partage « partiellement conjonctive »
en présence de plusieurs enfants communs et d’un seul enfant non commun
Absence d’instrumentum : multiplicité de donation-partage et donation simple
en présence d’un seul enfant commun et d’un ou plusieurs enfants non communs (du même auteur)
Absence d’instrumentum : multiplicité de donations-partages
en présence d’un seul enfant commun et de plusieurs enfants non communs
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[1] Source : DEFRÉNOIS, No 42, 20 octobre 2022
[2] G. Champenois et M. Klaa, « Les donations-partages conjonctives et cumulatives », DEF 15 avr. 2014, no DEF115t9.
[3] La doctrine considère de façon unanime qu'il n'existe aucune objection à ce qu’une donation-partage conjonctive soit réalisée par des parents non mariés au profit de leurs enfants, malgré les termes des articles 1076-1 et 1077-2 du Code civil.
[4] G. Champenois et M. Klaa, « Les donations-partages conjonctives et cumulatives », DEF 15 avr. 2014, no DEF115t9.
[5] P. Catala, La réforme des liquidations successorales, 3e éd., 1982, Defrénois, no 111 ; dans le même sens, G. Morin, La loi du 3 juillet 1971 sur les rapports à succession. La réduction des libéralités et les partages d'ascendants, 2e éd., 1972, Defrénois, no 109.
[6] Cass.1re civ., 14 oct. 1981, no 80-12283 : Bull. civ. l, no 292 ; Defrénois 1982, no 32852-26, p.431, obs. G. Champenois ; JCP N 1982, ll, p.146, obs. M. Dagot ; JCP N 1983, ll, p.54, obs. P. Rémy ; D. 1982, inf. rap. p.236, obs. D. Martin ; RTD civ. 1982, p.646, obs. J. Patarin ; Journ. not. 1983, art.57071, p.91, obs. A. Raison.
[7] JCl. Notarial Formulaire, Vo Donation-partage, fasc.22, Donation-partage - Enfants de différents lits, M. Mathieu et J.-F. Pillebout.
[8] P. Catala, La réforme des liquidations successorales, 3e éd., 1982, Defrénois, no 111.
[9] M. Grimaldi, Libéralités. Partages d'ascendants, 1re éd., 2000, Litec, no 1766.
[10] JCP N 1982, ll, p.146, obs. M. Dagot ; D.1982, inf. rap. p. 236, obs. D. Martin ; Journ. not. 1983, art. 57071, p.91, obs. A. Raison.
[11] J. Patarin, obs. in RTD civ. 1982, p.646 ss Cass. 1re civ., 14 oct. 1981, no 80-12283-JCP N 1982, II, p.146, obs. M. Dagot ; JCP N 1983, ll, p.54, obs. P. Rémy. V. également M. Grimaldi, Libéralités. Partages d'ascendants, 1re éd., 2000, Litec, no 1766 ; JCL Civil Code, Art. 1075 à 1080, fasc.20.
[12] BOI-ENR-DMTG-20-20-10, 12 sept. 2012, nos 140 et 150 (https://lext.so/BOI-ENR-DMTG20-20-10) ; Doc. fisc. Lefebvre, ENR-X-49410 et s.
[13] Rép. min. no12920 : JOAN, 11 mars 2008, p.2136, H. Cuq (https://lext.so/RM12920) ; Defrénois 15 juin 2008, no 38786, p.1248 ; JCP N 2008, no 12, act. 313.
[14] D. Epailly, 70 questions de donation-partage, 2017, Cridon Sud-Ouest.
[15] Rép. min. no 17299 : JO Sénat, 16 juill. 2020, p.3252, C. Malhuret (https://lext.so/RM17299Q).
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