La propriété immobilière constitue le champ de bataille historique de toutes les grandes joutes du droit de propriété en France. Le système féodal, dont on sait qu’il a totalement conditionné l’ancien droit, avait été conçu à partir de cet immeuble qu’est le sol et seule sa suppression a rendu possible l’affirmation, dans la déclaration des droits de l’homme et du citoyen, que la propriété était un droit inviolable et sacré. L’article 544 du Code Civil, de son côté, avec sa fameuse formule destinée à rassurer les acquéreurs de biens nationaux[1] tendait essentiellement à conforter ceux qui avaient acquis, durant la révolution, des biens immobiliers. D’ailleurs, la plus grande partie des dispositions du Code civil de 1804 sur les biens, qui sont d’ailleurs toujours en vigueur, ne concernent que l’immeuble.
Aujourd’hui encore, la plupart des grands débats sur le droit de propriété concernent l’immeuble. Nombre de décisions du Conseil Constitutionnel et l’immense majorité des grands arrêts de la Cour Européenne des Droits de l’Homme appliquant l’article 1er du premier protocole additionnel à la Convention ont statué sur des problèmes de propriété immobilière. Certains arrêts de la Cour de justice des communautés européennes ont également statué sur des questions immobilières, comme, par exemple, la légalité d’aides au logement ou la liberté de circulation des agents immobiliers[2].
L’immeuble joue, en effet, un rôle important dans la vie économique. Il constitue la base du patrimoine de la plupart des français puisque plus de 56% d’entre eux sont propriétaires de leur logement, et que la politique des gouvernements successifs tend à accroître ce chiffre. Sa construction et sa gestion sont d'évidentes sources de richesses et concourent, pour une part non négligeable, au produit intérieur brut.
Bien que plus de 80% des articles la concernant figurent encore dans le Code, dans leur version d’origine, il ne saurait être question d’en déduire, pour autant, que la propriété immobilière n’a pas évolué depuis le début du XIXème siècle. Simplement le cœur du sujet ne bât plus, aujourd’hui, dans le Code Civil mais dans bien d’autres codes et lois spéciales relevant du droit rural, de l’urbanisme, de l’environnement, de la domanialité publique. De plus, l’immeuble fait également l’objet d’une jurisprudence importante ainsi que de pratiques et de contrats nouveaux, de divisions et de démembrements qui sont la marque d’un grand dynamisme du droit immobilier. Au regard de ces évolutions, le droit français de l’immeuble tend à s’organiser autour de deux axes qui sont, d’une part, le respect de l’intérêt général, sous ses diverses formes (I) et, d’autre part, la mise à disposition d’outils juridiques adaptés à régir les rapports entre les propriétaires immobiliers (II).
I – LA PROPRIETE IMMOBILIERE ET LE RESPECT DE L’INTERET GENERAL
La propriété immobilière est un domaine habituel d’intervention de la puissance publique. Les atteintes qu’elle subit, au nom de l’intérêt général, sont donc extrêmement importantes. Cependant, le droit français n’admet pas qu’un propriétaire soit totalement dépossédé de ses prérogatives. La force de résistance du droit de propriété est, en la matière, non négligeable et a, d’ailleurs, eu tendance à s’accroître au cours de ces dernières années.
A- L’importance des atteintes subies par la propriété au nom de l’intérêt général
L’intérêt général est d’abord celui de la collectivité, que l’Etat se doit de faire respecter. Cependant il peut parfois, en droit français, conduire à un arbitrage entre des intérêts particuliers.
1) Les atteintes justifiées par l’intérêt collectif
Tout d’abord, l’intervention de la puissance publique peut découler des besoins de l’Etat et des collectivités publiques d’avoir, à leur disposition, des terrains et des immeubles. Leur acquisition suppose, alors, la mise en œuvre des techniques de l’expropriation et de la préemption. Les biens ainsi devenus, à un moment ou à un autre, la propriété de personnes publiques, nationales ou locales, font d’ailleurs l’objet de règles particulières. Ceux qui sont nécessaires à l’activité d’un service public, au sens large du terme[3] ou qui sont aménagés à l’usage du public[4] entrent dans le domaine public. Ils sont dès lors inaliénables, incessibles et insaisissables, ce qui constitue une forme de protection efficace au regard de l’intérêt public qu’ils servent mais rend difficile la valorisation économique de ce domaine public. En revanche les autres biens des personnes publiques sont gérés selon des règles qui, pour l’essentiel, sont celles de la propriété privée.
Les restrictions peuvent également frapper la propriété privée afin de faire respecter un ordre public jugé supérieur. Elle sont d’ailleurs annoncées dans la fin de l’article 544 qui précise que le droit du propriétaire n’est le plus absolu que pourvu qu’on n’en fasse pas un usage prohibé par les lois ou les règlements. Mais, aujourd’hui, l’intervention de l’autorité publique a un fondement plus global et plus moderne. L’article L 110-1 du Code de l’Urbanisme précise que le territoire français est le patrimoine commun de la nation. chaque collectivité publique en est le gestionnaire et le garant dans le cadre de ses compétences. Il pose clairement le principe d’un pouvoir général des collectivités publiques sur le sol. De son coté l’article L 110 du code de l’environnement indique que les espaces, ressources et milieux naturels, les sites et paysages, la qualité de l’air, les espèces animales et végétales, la diversité et les équilibres biologiques auxquels ils participent font partie du patrimoine commun de la nation. Enfin, l’article L 111-1 du Code rural, en précisant que l’aménagement de l’espace rural constitue une priorité essentielle de l’aménagement du territoire aboutit au même résultat. Ces textes conduisent à une certaine forme de devoir d’ingérence de l’Etat et des personnes publiques dans la gestion des immeubles privés. Ils accordent nécessairement à la puissance publique, un fort pouvoir de modeler le contenu même du droit de propriété.
Ainsi les différents droits de préemption conférés aux personnes publiques[5] aboutissent à ce qu’une grande proportion des transactions immobilières soient surveillées par les collectivités publiques. De même, la planification urbaine et rurale joue, aujourd’hui, en France, un rôle déterminant. Elle conduit à ce que les droits dont bénéficie le propriétaire d’un immeuble découlent directement d’une décision de la collectivité publique. La constructibilité des sols urbains est d'ailleurs donnée et retirée sans que le propriétaire n’ait droit à aucune indemnité, en vertu de l’article L 160-5 du code de l’urbanisme. Or, le classement d’un terrain dans telle ou telle zone d’un plan local d’urbanisme, la possibilité qui lui est donnée de pouvoir accueillir tel ou tel type de culture conditionne d’évidence directement sa valeur patrimoniale. Le planificateur ne restreint pas une utilisation du sol supposée libre à l’origine mais octroie, ab initio, une activité et donc une valeur à chaque parcelle. De plus, la planification s’accompagne systématiquement, pour vérifier son respect, d’une autorisation au champ d’application extrêmement large. Concrètement, toute utilisation économiquement intéressante d’un sol, qu’il soit urbain ou rural, nécessite désormais une autorisation de l’autorité publique. La modification de la taille d’une fenêtre, le changement d'affectation d’un bâtiment, l’extension des terres d’un exploitant agricole ne peut se faire librement. Même l’installation d’une tente abritant un commerce saisonnier nécessite l’obtention d’un permis de construire[6].
2) Les atteintes découlant d’un arbitrage, au nom de l’intérêt général, entre intérêts privés.
Sans qu’il soit besoin ici de rentrer dans les détails, le droit français, même s’il n’utilise jamais cette expression, sans doute parce qu’elle lui rappelle trop l’ancien droit, tient compte de la « fonction sociale » qui doit être celle de la propriété. Le propriétaire ne saurait maintenir inutilisé son bien, compte tenu des besoins de la population. Pour le dissuader de toute stérilisation de son bien, le droit français frappe d’une taxe les logements vacants, permet leur réquisition[7] et organise une procédure d’attribution forcée des terres incultes[8].
De manière plus large, les prérogatives du propriétaire n’ont cessé d’être limitées, ces dernières années, au nom du droit au logement. La première grande loi est, en la matière, celle de 1948 qui a instauré, dans une période de pénurie de logements, un droit au maintien dans les lieux du locataire et un blocage des loyers. Même si les lois actuelles sont plus équilibrées, le statut de locataire d’habitation demeure, en France, favorable, notamment en ce que les possibilités de mettre fin au bail demeurent réduites pour le bailleur, alors qu’elles sont de droit pour le preneur. Le régime français des baux commerciaux et des baux ruraux est encore plus favorable au preneur, en ce qu’il instaure un droit au renouvellement du bail quasi illimité à tel point que la conclusion de tels baux est assimilée à un acte de disposition et suit donc le même régime juridique qu’une vente.
Ce déséquilibre contractuel, délibérément voulu par le législateur, est la toile de fond incontournable de la plupart des modes d’exploitation et de transmission des biens immobiliers que nous n’aborderons pas car elle sera présentée, par maître PISANI.
Les droits du propriétaire sur son immeuble sont donc sérieusement restreints. Cependant, les atteintes qu’il subit ne sont pas sans limites.
B- Les limites à l’intervention de la puissance publique.
Des limites de droit, croissantes dans la législation contemporaine, viennent restreindre les pouvoirs de la puissance publique. De plus, des limites de fait non négligeables doivent être constatées.
1) Les limites de droit proviennent de la jurisprudence tant nationale que conventionnelle.
- La Cour Européenne des Droits de l’Homme interprétant l’article 1er du premier protocole additionnel à la convention a eu, à plusieurs reprises, à apprécier la validité de limites posées au droit de propriété par les Etats membres. Tout en laissant une certaine marge de liberté à ces derniers, elle n’hésite pas à sanctionner, notamment depuis l’arrêt SPORONG[9] de 1982, les abus les plus criants, comme le droit de préemption du fisc français dans l’affaire HEINRICH de 1994[10], l’usage abusif de réserves foncières dans l’affaire MOTAIS de NARBONNE en 2002[11] ou le rôle excessif du Commissaire du Gouvernement dans la procédure d’expropriation, considéré comme violant l’égalité des armes puisque bénéficiant d’information privilégiées sur la valeur des terrains[12]
- Le Conseil Constitutionnel n’est pas en reste. Dans le sillage de sa fameuse décision de 1982[13] affirmant le caractère fondamental du droit de propriété, il a considéré, en 1998[14] dans sa décision relative à la loi anti-exclusion, que « la limitation qui peut être portée au droit de propriété ne doit pas avoir un caractère de gravité tel que le sens et la portée de ce droit en soient dénaturés ».
- Le Conseil d’Etat est, certes, resté très en retrait sur la question de l’indemnisation des servitudes d’urbanisme. Le petit pas qu’il a fait dans l’arrêt BITOUZET de 1998[15] en rajoutant, de fait, un cas d’indemnisation à l’article L 160-5 du Code de l’urbanisme reste des plus théoriques. Le principe du droit français demeure celui de la non indemnisation. Mais on doit néanmoins saluer certaines avancées importantes pour la défense du droit de propriété comme la jurisprudence sur le bilan « coût-avantage » vérifiant la réalité de l’utilité publique nécessaire à l’expropriation[16], la jurisprudence de 2002 permettant au juge administratif d’enjoindre au Préfet de prêter le concours de la force publique[17] ou celle de 2003 qui met fin au droit au maintien systématique d’un ouvrage public mal planté[18].
Des limites de droit existent donc au pouvoir d’intervention des collectivités publiques sur la propriété immobilière qui, sans être considérables, n’en sont pas moins réelles.
2) Des limites de fait à l’efficacité de l’intervention législative doivent également être mentionnées
Il n’est que de voir le prix de vente de la plupart des biens immobiliers en France pour constater que l’intervention de la puissance publique ne dépossède pas le propriétaire des attributs essentiels de son bien puisque la valeur de celui-ci continue à progresser, souvent dans des proportions importantes. Ce phénomène a plusieurs explications
Tout d’abord, dans un système libéral, la loi du marché et la pression foncière jouent toujours un rôle important et viennent contrecarrer les volontés d’intervention les plus fortes. Ensuite, l'impact du transfert, opérée en 1983, d’une grande part des prérogatives d'urbanisme de l'Etat vers les collectivités territoriales ne doit pas être négligé. Nombre d'élus locaux hésitent encore à exercer ces pouvoirs et, lorsqu'ils les utilisent, c'est plutôt dans un sens favorable aux propriétaires. Par ailleurs, en droit rural, de nombreuses règles de surveillance des structures mise en place sont, aujourd'hui, en porte à faux avec la surproduction rendant nécessaire la diminution du nombre de terres agricoles à exploiter et la mise en jachère de nombreuses terres, d’ailleurs imposée par le droit communautaire. Enfin, doit être relevé un certain esprit général de prudence dans l'application de règles contraignantes, prudence d'autant plus forte que, comme on l'a vu plus haut, le juge veille à éviter les dérives les plus significatives.
En définitive, le droit de la propriété immobilière français n'apparaît pas, aujourd'hui, comme un droit confiscatoire pour le propriétaire, loin de là. Il est, certes, enfermé dans des limites évidentes, mais, dans bien des hypothèses, la valeur patrimoniale des biens n'en est pas significativement affectée. Le véritable inconvénient de l'intervention de la puissance publique tient surtout à une inégalité entre propriétaires, à l'intérieur d'une même commune, selon le zonage qui affecte leurs biens, ou entre des communes différentes ayant une politique foncière plus ou moins interventionniste.
II – LA PROPRIETE IMMOBILIERE ET LES RELATIONS ENTRE PROPRIETAIRES PRIVES.
Même si la puissance publique joue, aujourd’hui, un rôle considérable dans la détermination des droits des propriétaires, le droit français de la propriété est, d’abord, un droit régissant des rapports entre personnes privées. A ce titre, il doit sécuriser la situation de chaque propriétaire en garantissant la validité de ses droits (question que nous n’aborderons pas car elle sera traitée par Me PISANI). Il ne peut davantage s’abstraire de régir la question, toujours délicate, des rapports de voisinage. Mais il doit également accepter de se diversifier pour tenir compte des nouvelles formes de propriétés.
A L’émergence de nouvelles formes de propriété immobilière
Le code civil avait raisonné, pour l’essentiel[19], sur une situation immobilière simple : un immeuble sur un terrain. Mais, depuis 1945, se sont développées des situations d’appropriation concurrentes complexes comme la copropriété, les ensembles immobiliers ou les volumes.
1) La copropriété
La copropriété a un champ d’action est très large puisque, sur les 29 millions de logements que compte la France, 6,5 millions sont en copropriété et ce chiffre augmente d’environ 100 000 par an. Elle a vu son régime juridique développé successivement par des lois de 1938 et 1965.
L’immeuble en copropriété est divisé en un ensemble de lots, composés d’une partie privative, propriété exclusive de chaque copropriétaire et d’une quote-part de parties communes, ces parties communes étant la propriété indivise de tous les copropriétaires. Ces derniers sont réunis en une personne morale, le syndicat, à l’objet social restreint. Sauf exception, ce syndicat n’a pas de patrimoine immobilier et son patrimoine mobilier demeure un patrimoine circulant composé de créances à recouvrer (charges) et de dettes à payer aux fournisseurs de la copropriété.
Les décisions sont prises par les copropriétaires en assemblées générales. Un syndic est, certes, élu par les copropriétaires mais il n’est que l’exécutant du syndicat. Il n’a pas de pouvoir de gestion autonome. Il ne peut engager de dépenses ou de travaux, sauf en cas d’urgence. Le législateur n’a pas voulu en faire un véritable exécutif doté d’une délégation de pouvoir. Le droit de la copropriété est donc radicalement différent, sur ce point, de celui des sociétés.
Un autre principe fondamental de la copropriété est celui du respect des droits acquis de chaque copropriétaire. Un règlement de copropriété fixe les droits et obligations de chacun. La destination et le mode de jouissance des parties privatives sont toujours intangibles, les charges une fois fixées ne peuvent être remises en cause, de même que les autorisations données par l’assemblée générale aux copropriétaires.
2) Les ensembles immobiliers
Les ensembles immobiliers consistent en la réunion, sur des terrains appartenant à des personnes différentes, de propriétés diverses, publiques ou privées, individuelles ou en copropriété, découlant de la réalisation d’une même opération immobilière importante. Ils sont régis par des règles d’urbanisme spécifiques (Zones d’aménagement concerté[20], lotissements[21], permis de construire groupé[22]) et nécessitent la constitution de personnes morales de gestion particulières comme les associations syndicales[23] ou les associations foncières urbaines[24].
3) Les volumes.
S’est développée, en France, une pratique qui n’est régie par aucun texte mais qui rencontre un succès certain, celle de la cession de volumes. Cette opération consiste à découper la propriété du sol en différents volumes qui peuvent être combinés à loisir (superposés, juxtaposés,…) et sont de forme variable (cylindre, cône, parallélépipède…etc). Cette division est rendue possible par le fait que l’article 552 du Code Civil, qui précise que le propriétaire du sol est propriétaire du dessus et du dessous, n’est pas d’ordre public. Il est donc parfaitement possible, pour le propriétaire du sol, de renoncer à la propriété du dessus et du dessous et de la vendre, en totalité ou par morceaux, à des tiers. Cette vente n’est pas celle d’un cube d’air mais celle d’un espace géographique à trois dimensions que le système cadastral français rend parfaitement possible dans la mesure où il existe une cotation en hauteur avec les cotes NGF[25].
Concrètement, l’acquéreur d’un volume achète donc, outre cet espace géographique à trois dimensions, parfaitement localisé, le droit de construire un certain nombre de mètres carrés à l’intérieur de ce volume. La faveur de tels montages tient au fait que la nature juridique des droits susceptibles d’être contenus dans chaque volume peut être hétérogène. Ainsi, le volume permet-il une juxtaposition ou une superposition de volumes privés et publics. De grandes opérations immobilières françaises, comme celles de l’ensemble d’immeubles de bureau de La Défense, ou celle de la Gare Montparnasse à Paris, ont été réalisées selon cette méthode. La grande originalité du système est qu’aucun texte ne régit ce type de montage, mis en place par la pratique notamment notariale, qui pourtant, donne parfaitement satisfaction.
Le volume, tout comme d’ailleurs le lot de copropriété, est considéré comme étant un immeuble par nature. Il suit donc le même régime juridique qu’un terrain ou un bâtiment et peut, tout comme ces derniers, être l’objet de conflits de voisinage.
B L’organisation des rapports de voisinage
Dans le système français, où la conception du droit de propriété est très individualiste, il s’avérait éminemment nécessaire de prévoir de nombreuses règles pour harmoniser les rapports entre les propriétaires voisins. Les textes se sont cependant accompagnés de l’implication particulière du juge dans les rapports de voisinage.
1) Les apports de la loi
Le Code Civil comprend de nombreux développements sur les rapports de voisinage. On peut considérer, d’ailleurs, de ce point de vue, que tous les articles 637 à 685 sont, d’une manière ou d’une autre, relatifs à l’organisation de tels rapports.
Contrairement à d’autres pays, la propriété privée n’est pas, en France, une propriété ouverte mais une propriété refermée sur elle-même qui permet à celui qui la possède de s’isoler. On ne peut comprendre autrement le droit de se clore, et même d’imposer une clôture à son voisin, droit qui se justifie, d’ailleurs, en grande partie, par le droit à la sûreté qui découle de la constitution. De même, la réglementation des jours et vues n’a d’autre but que d’assurer la tranquillité de chacun. Ce droit de se clore, prévu par les articles 653 et suivants, est cependant de plus en plus remis en cause dans les documents récents d’urbanisme : plans d’occupation des sols et plan locaux d’urbanisme, qui tentent d’imposer une conception plus ouverte de l’urbanisme. Ainsi, souvent, les clôtures extérieures ne peuvent dépasser 1 mètre ou 1,50 m ce qui ne donne plus à la clôture qu’un aspect symbolique de délimitation matérielle de la propriété tout en excluant la dimension d’enfermement du propriétaire sur lui-même.
Mais le droit français a été également obligé de tenir compte des contraintes qui découlent de toute juxtaposition de propriété, que celle-ci soit ouverte ou fermée. Dans tous les cas, les eaux ruissellent d’un fonds à l’autre. Il est bien nécessaire de prévoir une obligation pour les fonds inférieurs de recevoir l’eau des fonds supérieurs, au moins dans une certaine mesure. De même, dans l’hypothèse où un fonds n’a pas d’accès à la voie publique, est-il indispensable de contraindre le propriétaire du terrain situé entre ledit fonds et la voie publique à consentir un droit de passage.
De nombreux droits réels sont donc envisagés par le code civil, qu’ils soient imposés par la loi ou qu’ils découlent de la convention des parties. Des servitudes ou un usufruit conventionnels peuvent, ainsi, être consentis. Dans tous les cas, la Cour de cassation en assure un respect sans faille. Elle considère, en effet, que « la démolition est la seule sanction du droit réel transgressé »[26]. Elle refuse donc que des atteintes à la propriété immobilière puissent se régler par l’attribution de simples compensations financières. La propriété et tous les droits réels qui l’accompagnent ou en sont dérivés sont donc bien protégés.
2) L’apport spécifique de la jurisprudence
Les rapports de voisinage sont suffisamment complexes et imprévisibles pour ne pas pouvoir s’enfermer totalement dans des règles préétablies. De plus, au XIXème siècle, certains propriétaires ont eu tendance à abuser de leur droit de propriété, utilisant leurs prérogatives pour nuire au voisin ou lui rendre la vie plus difficile. Pour lutter contre un tel comportement, s’est peu à peu développée une théorie jurisprudentielle dite des inconvénients anormaux de voisinage.
Pendant longtemps, la question n’a été vue que sous l'angle de la sanction d'un usage anormal de la propriété. L'idée de faute planait toujours. Aussi, un tournant fondamental est-il survenu lorsque la Cour de cassation s'est libérée de tout fondement textuel pour indemniser la victime d'un inconvénient de voisinage en considérant que, désormais, cette indemnisation reposait sur un principe autonome et prétorien, celui selon lequel, nul ne doit porter à autrui un inconvénient excédant les inconvénients anormaux de voisinage[27]. S'ouvrait alors un domaine particulièrement vaste à l'application de la théorie puisque toute idée de faute ou d'abus devenait inutile. Une pesée objective des inconvénients est désormais réalisée dans laquelle le rôle du juge est, d'évidence, déterminant. Ainsi l’émission de bruits, d’odeurs, de poussières, les inconvénients dus à certains travaux des champs, la présence d’une construction trop importante, même si elle a été autorisée par l’autorité publique, peut donner lieu à une condamnation du propriétaire du fonds à l’origine de ces troubles, en l’absence de toute faute de sa part. Très souvent, concrètement, la diminution de valeur que supporte le voisin du fait de cet inconvénient anormal se trouve ainsi compensée par le propriétaire à l’origine des troubles qui, généralement, en tire un profit économique[28]. Un rééquilibrage des patrimoines est ainsi créé, conduisant à mieux répartir les avantages et les inconvénients d'une activité.
En conclusion, il apparaît que la propriété immobilière est totalement sortie des grands combats du passé et que le droit a su se mettre au service de l’ activité économique sans pour autant méconnaître les différents aspects de l’intérêt général. Un équilibre entre les droits des propriétaires et ceux de la collectivité a pu être trouvé, mais il demeure toujours fragile et doit être sans cesse conforté par le législateur mais aussi, et surtout, par le juge.
[1] « La propriété est le droit de jouir et de profiter des choses de la manière la plus absolue, pourvu qu’on en fasse pas un usage prohibé par les lois ou les règlements ».
[2] En revanche, le Traité de l’Union Européenne précise expressément que le régime de la propriété relève de chaque Etat membre.
[3] Bureaux administratifs, terrains et casernes militaires, aménagements portuaires…
[5] - droit de préemption de la SAFER qui porte, en cas d’aliénation à titre onéreux, sur des fonds agricoles ou des terrains à vocation agricole quelles que soit leurs dimensions ainsi que sur des bâtiments d’habitation faisant partie de l’exploitation agricole ou des bâtiments d’exploitation ayant conservé leur utilisation agricole (articles L et R 141-1 et suivants du Code Rural ) ;
- droit de préemption urbain qui englobe toutes les zones urbaines ou à urbaniser de la majorité des communes françaises (articles L 211-1 et suivants du code de l'urbanisme), s’applique à toute aliénation d’un bien à titre onéreux, qu’il s’agisse d’un fonds de terre ou d’un immeuble bâti et peut s’appliquer à des parties d’immeubles comme des appartements en cas de droit de préemption renforcé.
- Droit de préemption dans les zones d’aménagement différées (art L 212-1 C. Urb et certains espaces naturels sensibles (art L 142-3 C Urb)
Ces droits permettent non seulement à la personne publique d’acquérir un bien mis en vente par priorité mais également de faire fixer son prix par le juge en vertu de règles qui aboutissent généralement à la fixation d’un prix inférieur à celui du marché immobilier.
[6] Art L 421-1 du code de l'urbanisme
[7] art L 641-12 du Code de la construction et de l’habitation, très rarement utilisé
[8]L’article L 125-1 du Code Rural précise que le système mis en place s’applique à toutes parcelles susceptibles d’une mise en valeur agricole ou pastorale et inculte ou manifestement sous exploitées depuis au moins trois ans (ou deux dans certains cas), par comparaison avec les conditions d’exploitation des parcelles de valeur culturale similaire et exploitations agricoles à caractère familial situées à proximité, lorsque dans l’un ou l’autre cas, aucune raison de force majeure ne peut justifier cette situation.
Lorsque la Commission Département d’Aménagement Foncier a constaté le caractère inculte ou manifestement sous exploitée, au sens défini précédemment, d’une terre, le Préfet met en demeure le propriétaire ou le titulaire du droit d’exploitation de mettre en valeur le fonds. Ce propriétaire ou cet exploitant doit alors, dans les deux mois, s’engager à remettre le fonds en exploitation dans le délai d’un an et fournir un plan de remise en valeur. Lorsque le défaut d’exploitation est le fait d’un preneur à bail, le bail peut être résilié et le propriétaire doit s’engager à ce que le fonds soit effectivement mis en valeur dans l’année suivant sa reprise. Dans l’hypothèse où aucune exploitation du fonds n’est envisageable ou n’a été réalisée, le Préfet peut attribuer l’autorisation d’exploiter à l’une des personnes physique ou morale qui lui en a fait la demande. L’article L 125-4 indique les modalités de choix lorsque plusieurs demandes ont été faites simultanément. Le texte précise que l’autorisation est attribuée en priorité à un agriculteur qui s’installe ou, à défaut, à un exploitant agricole à titre principal.
Il est à noter que l’initiative de la procédure peut venir soit d’une personne physique ou morale qui souhaite obtenir l’exploitation d’un fond qu’elle considère comme manifestement sous-exploité ou inculte ou d’un recensement spontané fait par les services de l’Etat des terres incultes
[9] CEDH 23 sept 1982 série A n° 52
[10] CEDH 22 sept 1994 série A n°296A
[11] CEDH 2 juil 2002 JCP 2003 I 109 n°25 obs Sudre
[12] CEDH 24 avril 2003 Yvon c/france
[13] Cons const 16 jan 1982 D 1983 169 note Hamon
[14] Con Const 29 juil 1998 JCP 1998 1193 n°2 obs Périnet-Marquet, RTDciv 1999 132 obs Zenati
[15] CE 3 juillet 1998 Bitouzet, AJDA 1998 p 639
[16] CE 28 mai 1971 (Fédération de Défense des personnes concernées par le projet de Ville nouvelle Est, Lebon , p 409). Au regard de ce bilan, tel qu’il est aujourd’hui compris par le juge, une opération ne peut légalement être déclarée d’utilité publique que si les atteintes à la propriété privée, le coût financier et éventuellement les inconvénients d’ordre social, et les atteintes à d’autres intérêts publics qu’elle comporte ne sont pas excessifs eu égard à l’intérêt qu’elle présente (cf par exemple CE 28 mars 1997 Association contre le projet de l’autoroute Transchablaisienne JCP 1997 II , 22909)
[17] CE 29 mars 2002 SCI Stéphaur à paraître au lebon
[18] CE 21 nov 2002 GDF à paraître au lebon
[19] Il n’y avait, par exemple qu’un seul article (644) sur la copropriété
[20] art L 311-1 et S C. Urbanisme
[21] art L 315-1 et s C. Urbanisme
[22] art R 421-7-1 C. Urbanisme
[23] dont le régime vient d’être récemment modifié par une ordonnance du 1er juillet 2004
[24] article L 322-1 et s C. Urbanisme
[25] Niveau Général de la France
[26] Cass 3e civ 20 mars 2002 Bull III n° 71 D 2002 II 10189 obs Malet-Bricoud, D 2002 2075 note Caron RTD civ 2002 333 obs Revet
[27] Cass 3e civ, 4 fev 1971 Bull III n° 78 et 80, JCP 1971 16781 note Lindon
[28] l’article L 112-16 du Code de la Construction ne permet cependant pas à quelqu’un qui s’est installé près d’une industrie génératrice de troubles de pouvoir bénéficier de la théorie dans la mesure où il savait très bien ce qui l’attendait ; telle est la théorie de la « pré-occupation »