1. L’état actuel du droit français des sûretés réelles s’explique largement par l’histoire : il est le produit d’une évolution qui s’est amorcée en droit romain et qui n’a cessé de se poursuivre. Aussi est-ce dans une perspective historique, qui s’étendra à l’ensemble des sûretés et donc aux sûretés personnelles, que sera proposé un panorama des sûretés réelles.
On procèdera en trois temps : dans un premier temps, on soulignera l’utilité des sûretés (A) ; dans un deuxième temps, on présentera une classification des sûretés (B) ; puis, dans un troisième temps, on indiquera l’évolution des sûretés (C).
A. Utilité des sûretés
A-1. Pour comprendre l’utilité des sûretés, il faut considérer la situation du créancier qui en est démuni et que son débiteur ne paie pas.
La situation de ce créancier - que l’on dit chirographaire - est définie par deux principes énoncés aux articles 2092 et 2093 du Code civil :
► Le premier principe, qui figure à l’article 2092, est le cantonnement, la limitation du gage du créancier au patrimoine de son débiteur : le créancier a un droit qui porte sur tout le patrimoine de son débiteur, mais sur ce patrimoine seulement ; il peut saisir tous les biens qui y figurent, mais ces biens-là seulement. C’est dire qu’il ne peut saisir les biens qui y ont figuré, mais qui en sont sortis parce que son débiteur les a aliénés : vendus ou donnés.
On dit, en termes techniques, que le créancier chirographaire n‘a pas de droit de suite : il n’a pas le droit de suivre les biens de son débiteur dans le patrimoine d’un tiers acquéreur, pour les y saisir
► Le second principe, qu’exprime l’article 2093 du Code civil, est l’égalité des créanciers, c’est-à-dire l’absence de hierarchie entre eux. Il emporte deux conséquences :
- La première est la loi de la course : le créancier le plus rapide est payé avant les autres ;
- La seconde est la loi du concours : les créanciers également diligents sont payés à proportion de ce que représente leur créance par rapport à l’ensemble du passif ; ils sont payés, dit-on, au marc le franc, suivant une procédure de distribution par contribution.
Qu’il s’agisse de la loi de la course ou de la loi du concours, on dit, en termes techniques, que le créancier chirographaire n ‘a pas de droit de préférence : notamment, il ne peut invoquer comme cause de préférence, de priorité, l’antériorité de son titre ; il peut être primé par un créancier postérieur qui a été plus rapide que lui , tout comme il peut devoir partager avec un créancier postérieur qui est aussi rapide que lui.
► Si l’on combine ces deux principes, il est clair que le créancier chirographaire à terme n’est pas protégé contre le risque d’insolvabilité de son débiteur à l’échéance, c’est-à-dire contre le risque que, le moment du paiement venu, le passif excède l’actif. Plus précisément, il n’est protégé ni contre le risque d’une diminution de l’actif, faute de droit de suite, ni contre le risque d’une augmentation du passif, faute de droit de préférence.
A-2. Or, l’utilité des sûretés est précisément de protéger le créancier à terme contre l’insolvabilité de son débiteur.
Mais cette protection peut être assurée de trois manières :
► Première manière : c’est l’adjonction d’un débiteur d’appoint, d’un débiteur de secours, qui paiera si le débiteur principal défaille.
On est alors en présence d’une sûreté de type personnel, dont le meilleur exemple est le cautionnement. La sûreté est dite personnelle parce que le créancier acquiert un nouveau droit personnel, un nouveau droit de créance, contre le tiers garant.
Mais ce créancier n’acquiert ni droit de suite, ni droit de préférence sur tel ou tel bien appartenant à son débiteur. De ce fait, il n’y a pas suppression, mais simple dilution du risque d’insolvabilité : le non-paiement de sa créance suppose désormais l’insolvabilité, non plus d’une seule personne, son débiteur, mais de deux personnes, son débiteur et le tiers garant.
► Deuxième manière : c’est l’attribution au créancier, sur un ou plusieurs biens de son débiteur, d’un droit de préférence, qui le protège contre une aggravation du passif, contre la survenance de nouveaux créanciers, voire d’un droit de suite, qui le protège contre une diminution de l’actif, contre les aliénations que le débiteur viendrait à consentir.
On se trouve alors en présence d’une sureté de type réel, constituée, assise sur le patrimoine du débiteur, dont le gage et l’hypothèque sont les illustrations les plus courantes. La sûreté est réelle parce que le créancier acquiert un droit, non plus contre une tierce personne, mais sur un ou plusieurs biens, donc un droit réel. Elle est constituée sur le patrimoine du débiteur, parce qu’elle porte sur un bien appartenant au débiteur[1].
► Troisième manière : c’est la cession au créancier ou la conservation par le créancier de la propriété d’un bien appartenant ou devant appartenir au débiteur : propriété que le débiteur ne récupèrera ou n’acquerra que s’il paie.
On se trouve alors en présence d’une sureté de type réel, comme dans le cas précédent, mais qui, ici, est constituée, assise sur le patrimoine du créancier : les deux illustrations en sont la fiducie-sûreté et la réserve de propriété. La sûreté est réelle parce consiste en un droit de propriété, qui est le droit réel par excellence. Elle constituée sur le patrimoine du créancier, parce qu’elle consiste précisément à transférer ou à maintenir dans le patrimoine du créancier le bien qui en forme l’objet.
Observation : une sûreté réelle suppose que le débiteur soit solvable au moment où il la consent ; s’il ne l’est pas, seule une sûreté personnelle est concevable.
B. Classification des sûretés
B-1. On se limitera ici aux sûretés réelles.
Rappelons que celles-ci consistent en un droit qui porte sur un ou plusieurs biens, donc en un droit réel. Mais ce droit réel présente un double particularisme :
- D’une part, il s’agit d’un droit réel accessoire (accessoire à la créance garantie), par opposition aux droits réels principaux (qui existent abstraction faite de toute créance) : la sureté réelle est un droit réel au service d’un droit personnel.
- D’autre part, il s’agit d’un droit qui porte sur la valeur du bien, et non sur sa substance, sur sa matière. Le créancier en attend l’affectation de la valeur du bien au paiement de sa créance, et non l’accès aux utilités dudit bien : il n’a que faire de l’usage du bien.
Cela dit, les sûretés réelles font l’objet de quatre classifications principales, selon que l’on considère leur source, leur assiette, leurs effets ou leur constitution.
B-2. Si l’on s’attache à leur source, les sûretés réelles sont parfois conférées au créancier par la loi elle-même, et donc imposées au débiteur : on parle alors de sûretés légales ou de privilèges (exemple : le privilège du Trésor public, pour le recouvrement des impôts).
Le plus souvent, elles sont conférées par par un contrat passé entre le créancier et le débiteur, et donc librement consenties par celui-ci : on parle alors de sûretés conventionnelles (exemple : le gage et la plupart des hypothèques).
B-3. Si l’on s’attache à leur assiette, les sûretés réelles font l’objet de deux classifications.
► Si l’on considère l’étendue de l’assiette (ce qui est un point de vue quantitatif), la sûreté est dite générale si elle porte soit sur tous les biens du débiteur, soit sur tous ses meubles, soit sur tous ses immeubles ; elle est dite spéciale si elle porte sur un ou plusieurs biens déterminés, meubles ou immeubles.
► Si maintenant l’on considère la nature de l’assiette (ce qui est un point de vue qualitatif), la sûreté est dite mobilière, immobilière ou mobilière et immobilière, selon qu’elle porte sur des meubles (exemple : le gage), sur des immeubles (exemple : l’hypothèque), ou sur des meubles et des immeubles (exemple : le privilège général du Trésor public). En outre, on distingue aujourd’hui, parmi les sûretés réelles mobilières, celles qui portent sur des meubles corporels (voitures, marchandises, matériel industriel, œuvres d’art) et celles qui portent sur des meubles incorporels (créances, droits de propriété intellectuelle, valeurs mobilières, monnaie scripturale).
B-4. Si l’on s’attache à leurs effets, les sûretés réelles en produisent qui sont plus ou moins énergiques :
► Tantôt, elles confèrent, sur un ou plusieurs biens du débiteur, un droit de préférence, mais pas de droit de suite : ainsi les privilèges généraux, qui sont accordées par la loi à certains créanciers.
► Tantôt, elles confèrent, sur un ou plusieurs biens du débiteur, non seulement un droit de préférence, mais aussi un droit de suite : ainsi, l’hypothèque.
► Tantôt, enfin, elles confèrent au créancier la propriété même du bien sur lequel elle porte : il peut s’agir, soit d’une propriété retenue à titre de garantie (clause de réserve de propriété stipulée dans une vente), soit d’une propriété acquise à titre de garantie (fiducie-sûreté). Dans ces deux cas, le créancier est évidemment titulaire d’un droit de préférence et d’un droit de suite, puisque ces deux droits sont attachés à la propriété. La supériorité de cette sûreté par rapport à la précédente, même lorsque celle-ci confère un droit de préfrence et un droit de suite, se constate dans le cas de « faillite » du débiteur, c’est-à-dire dans le cas où, celui-ci étant devenu insolvable, ses dettes font l’objet d’une procédure de règlement collectif et organisé.
B-5. Si l’on s’attache à la constitution de la sûreté[2], on distingue les sûretés réelles avec dépossession du débiteur (exemple : le nantissement, appelé « gage » s’il est mobilier, « antichrèse » s’il est immobilier) ou sans dépossession du débiteur (exemple : l’hypothèque).
La dépossession consiste en une simple remise matérielle du bien : le débiteur se dessaisit du bien, dont la détention passe aux mains du créancier.
Elle a plusieurs fonction : protéger le créancier contre un détournement du bien ; protéger les tiers, à l’égard desquels elle tient lieu de publicité rudimentaire, en leur évitant de croire que le bien est encore disponible entre les mains du débiteur. Mais elle a pour inconvénient majeur de priver le débiteur des utilités du bien : le débiteur n’en a plus l’usage.
Ajoutons que toutes les sûretés réelles exigent la passation d’un écrit, qui doit être notarié si la sûreté est immobilière. Les contrats constitutifs de sûretés sont des contrats formalistes.
C. Evolution des sûretés
On peut, schématiquement, distinguer cinq étapes.
► Première étape (époque du droit archaïque) : il n’existe que des sûretés personnelles.
C’est que ce type de sûreté est naturel dans un groupe social restreint et uni, car il exprime la solidarité sociale. C’est aussi qu’il est simple, qu’il ne suppose aucun effeort d’imagination juridique, puisqu’on se borne à conforter un droit de créance par un autre droit de créance, à en ajouter un second à un premier.
► Deuxième étape (époque de l’ancien droit romain) : c’est celle de l’apparition d’une sûreté réelle rudimentaire, avec l’aliénation fiduciaire. Le débiteur transfert au créancier la propriété de l’un de ses biens (il y a donc bien aliénation) ; mais, par un pacte adjoint (le pacte fiduciaire), le créancier s’engage à la lui retransférer lorsqu’il sera payé.
L’avantage de cette nouvelle sûreté est qu’elle confère pleine sécurité au créancier.
Mais ses inconvénients sont nombreux : 1°/ lourdeur du mécanisme avec un double transfert de propriété ; 2°/ perte par le débiteur de la détention de la chose ; 3°/ risque d’aliénation de la chose par un créancier indélicat ; 4°/ gaspillage du crédit lorsque la valeur de la chose aliénée excède le montant de la créance garantie.
► Troisième étape (époque du droit romain classique) : c’est celle de l’apparition de sûretés réelles plus affinées, avec le nantissement. Il y a transfert, non plus de la propriété, mais de la simple possession, de la simple détention, de la chose.
Le premier inconvénient de l’aliénation fiduciaire est supprimé. Le troisième l’est aussi, encore que cette suppression soit assez théorique pour les meubles, qui sont souvent difficiles à retrouver et dont la revendication est interdite entre les mains d’un tiers acquéreur de bonne foi. Les deux autres subsistent, qui sont les plus graves : la perte par le débiteur de la jouissance de son bien, et le gaspillage du crédit.
► Quatrième étape (époque de l’Ancien droit français et du Code civil) : c’est celle de l’apparition de la sûreté réelle la plus raffinée avec l’hypothèque : il n’y a plus de dépossession du débiteur, et, pourtant, le créancier est titulaire d’un droit de préférence et d’un droit de suite.
L’absence de dépossession élimine les deux défauts que le nantissement avait conservé de l’aliénation fiduciaire : désormais, le débiteur conserve l’usage et la jouissance de son bien ; et le gaspillage du crédit est évité, puisque le même bien peut garantir plusieurs créances.
Mais cette absence de dépossession fait naître de nouveaux inconvénients, redoutables, pour les tiers : la sûreté ne se « voit pas » ; elle est clandestine. Le danger est à la fois pour les autres créanciers, exposés au droit de préférence du créancier hypothécaire, et pour les tiers acquéreurs, exposés à son droit de suite.
Le remède fut trouvé dans une publicité moins rudimentaire que la dépossession : dans la publication de l’hypothèque sur un registre public. Mais, du même coup, l’hypothèque devint une sûreté purement immobilière, car les meubles, à raison même de leur mobilité, se prêtent malaisément à des formalités de publication, faute d’un lieu où les organiser commodément (lieu qui, pour les immeubles, est naturellement le lieu de leur situation).
Au terme de cette quatrième étape, il existe deux grandes sûretés réelles : le gage, qui est la sûreté mobilière (avec dépossession) par excellence, et l’hypothèque, qui est la sûreté immobilière (sans dépossession) par excellence.
► Cinquième étape (époque actuelle). Elle est marquée par trois traits :
1°/ D’abord le renouveau des sûretés personnelles ;
2°/ Ensuite, le développement et la diversification du gage ;
3°/ Enfin, la résurgence de sûretés archaïques avec les sûretés-propriétés.
Ces évolutions s’expliquent par deux raisons principales.
- La première est la transformation de la composition des patrimoines, avec le développement de la part qu’y occupent les biens meubles, et plus pécialement les meubles incorporels (valeurs mobilières, parts de sociétés civiles immobilières).
Cette évolution explique le développement du gage. D’abord, parce que le gage est la sûreté mobilière par excellence. Ensuite, parce que le gage sur un meuble incorporel présente moins d’inconvénients que le gage sur un meuble corporel : le risque de détournement de la part du créancier est moins grand ; le déssaisisement du débiteur est moins grave.
Elle explique aussi la diversification du gage : sont apparus des gages sans dépossession, celle-ci laissant place, comme pour l’hypothèque, à une publication (exemple : gage de véhicules automobile ; gage du fonds de commerce).
- La seconde est la soumission progressive des sûretés réelles à la discipline de la faillite : les créanciers munis de ces sûretés ont vu leur protection s’éroder sérieusement, pour diverses raisons, lorsque le débiteur tombe en faillite. D’où une « fuite » de ces créanciers devant la loi de la faillite, et une fuite dans deux directions :
- Vers les sûretés personnelles, sur lesquelles la loi de la faillite est sans prise puisqu’elle saisit le patrimoine du débiteur alors que la sûreté personnelle est assise sur un bien qui figure dans le patrimoine d’un tiers ;
- Vers de nouvelles sûretés réelles, les sûretés-propriétés, sur lesquelles la loi de la faillite est encore sans prise puisque les sûretés-propriétés sont constituées sur un bien qui figure dans le patrimoine du créancier lui-même.
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Mais ce panorama général appelle des précisions sur l’hypothèque : il revient à Maître Jacques Lièvre, notaire, de vous exposer les régles gouvernant cette sûreté classique, dont le succès doit tant à la pratique notariale. Après quoi, comme le commande le thème général de notre colloque, c’est des sûretés-propriétés qu’il s’agira : le Professeur Laurent Aynès vous entretiendra de l’approche française de ces sûretés à la fois archaïques et modernes ; puis le Professeur Marie Goré vous en présentera l’approche européenne et internationale
[1] On laisse ici de côté le cautionnement réel.
[2] On raisonne ici sur des sûretés conventionnelles.